Robert Forster, Strawberries (Tapete Records)

Robert Forster, Strawberries (Tapete)On trouve encore, parfois, un bonheur ineffable à découvrir les étapes successives de la discographie d’un auteur que l’on aime et que l’on suit depuis l’adolescence. Particulièrement quand elles semblent désormais se succéder comme les phases régulières d’une respiration. Et donc d’une preuve de vitalité artistique – de vie, tout simplement. On se prend ainsi à guetter les moments alternés du souffle. Après la tension contractée et dramatique qui émanait de The Candle And The Flame (2023) – profondément marqué par l’angoisse née de la maladie de sa femme, Karin Baümler –, arrive heureusement le moment de l’expiration relâchée et du soulagement. La chanson qui donne son titre au neuvième album solo de Robert Forster constitue, à cet égard, le seul point de continuité explicite avec les tonalités intimes de l’épisode précédent.

Robert Forster
Robert Forster / Photo : DR

Les nouvelles, sur ce plan, semblent rassurantes.  Avec la rémission, la vie conjugale reprend son cours, dans les délices encore plus appréciables désormais de la banalité. C’est de cette félicité redécouverte dont témoigne Strawberries (la chanson). Sur une trame musicale de cabaret bancal, un couple fait gentiment mine de se quereller, comme si le miracle des décennies de vie commune pouvait se condenser dans une barquette de fruits rouges mystérieusement dévorés. On entend pourtant, entre les lignes, que la question dérisoire – l’identité du responsable de la disparition des gariguettes – n’est qu’anecdote et que l’essentiel est bien de demeurer vivant ensemble et amoureux. De pouvoir continuer à s’émerveiller que l’être aimé soit encore là pour dévaliser avec une absence de vergogne et une gourmandise toute juvéniles une poignée de fraises, à l’âge où se fait irrémédiablement sentir la crainte de commencer à les sucrer. « What can ordinary be ? » s’interrogent en cœur les Forster – mari et femme. Alors que l’ombre de la perte imminente s’est un peu éloignée, l’ex Go-Betweens repart en quête de réponses à cette question en plongeant, au fil de ces huit morceaux, dans les péripéties tragicomiques que traversent ses personnages imaginaires et qui témoignent, une fois de plus, de son art consommé du détail plein d’humanité et de la formule implacablement juste. Davantage encore que les sentiments ou les états d’âmes, ce sont les situations, les lieux, les circonstances qui semblent déterminer ici les collisions éphémères entre un professeur d’anglais et une jeune femme française (Tell It Back To Me), les retrouvailles torrides mais sans lendemain entre deux vieilles connaissances un soir de match de rugby (Breakfast On A Train, romance au long cours de près de huit minutes) ou les déclarations d’amour déchirantes mais sans espoir d’un gay à un hétéro (Foolish I Know).

Tout au long de ces séquences narratives remarquables de densité, le plaisir du jeu musical collectif semble prolonger en permanence celui du récit. A rebours du chemin vers l’austérité sonore et le dépouillement qui caractérisait les deux chapitres précédents, Forster a choisi de s’inscrire dans une forme à la fois plus ludique et plus gouleyante. Comme il le raconte lui-même dans les notes de pochette, Forster a débarqué à la douane suédoise le 23 septembre 2024 avec pour seuls bagages quelques ébauches de chansons et la ferme intention de les parfaire en temps très limité. Entièrement enregistré en six jours dans les studios de Stockholm choisis en compagnie de Peter Moren (celui de Peter, Bjorn and John), de quelques musiciens locaux et de son fils Louis, Strawberries (l’album) marque ainsi un retour à des tonalités plus légères ou enjouées. Sans doute inconsciemment, l’apaisement laisse affleurer les vieux souvenirs des premières passions rock adolescentes. On décèle même, çà et là, dans les titres et les riffs, quelques réminiscences des antiques enthousiasmes pour les Beatles (Tell Me What You See) ou les Kinks (All Of The Time). Avec une classe et une nonchalance admirables, Forster célèbre ainsi l’arrivée de son soixante-septième printemps comme le très grand jeune homme qu’il demeure. Et se risque même à explorer, en guise de conclusion, un registre vocal inhabituel qui l’entraîne, sans la moindre crainte perceptible du ridicule, sur les pentes escarpées du suraigu au sommet desquels pourraient bien l’accueillir le fantôme bienveillant de Mark E. Smith (Diamonds). Un dérapage à demi-contrôlé qui témoigne, comme tout le reste ici, d’une vitalité inaltérable et réjouissante.


Strawberries par Robert Forster est disponible chez Tapete Records

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