Il y a quelques semaines, le label Real Gone Music exhumait une dizaine d’enregistrements inédits du génial Robbie Basho, guitariste visionnaire et totalement azimuté qui fut sans doute la figure la plus singulière et énigmatique du mouvement “american primitive”, initié par John Fahey vers la fin des années 50. Réalisés pour le label Vanguard, à une époque où la direction de celui-ci cherchait vaguement à explorer de nouveaux territoires musicaux, ces enregistrements – datés de 1971 “ou” de 1972 et dont personne, même chez les spécialistes du genre, ne soupçonnait l’existence – illustrent à merveille le saisissant isolement dans lequel Robbie Basho aura finalement mené l’ensemble de sa carrière, voire sa vie tout entière.
En effet, si le guitariste fut, avec cinq albums réalisés rien qu’entre 1965 et 1967, l’un des musiciens les plus prolifiques du label Takoma, la très grande étrangeté de son jeu, la ferveur hallucinée de son chant (dont on peut, pour la “normaliser” un peu, déceler une forme d’influence chez le Tim Buckley de l’époque Starsailor en 1970) et les vibrations mystiques qui traversent chacun de ses disques auront, de tout temps, désorienté le public, même parmi les plus fidèles amateurs d’“american primitive”. Dans Voice of the Eagle : The Enigma of Robbie Basho, le passionnant documentaire réalisé par Liam Barker en 2015, l’un des piliers du label Takoma rappelait, par exemple, qu’à l’époque de leur sortie, aucun des disques de Basho n’avait jamais dépassé le palier des quelques centaines d’exemplaires vendus. Aujourd’hui encore, près d’un quart de siècle après la réhabilitation de John Fahey (initiée par des piliers de l’avant-garde des années 90 comme Thurston Moore, Jim O’Rourke et quelques autres) et la redécouverte de l’impressionnant héritage de l’“american primitive” (Leo Kottke, Robbie Basho, Max Ochs, etc), l’œuvre souvent sidérante de ce moustachu céleste, qui conversait quotidiennement avec des esprits invisibles, demeure un continent relativement inexploré, intimidant tout le monde, des néophytes les plus curieux aux music fans les plus avisés. Heureusement, il semble que la redécouverte et la réévaluation de cette discographie unique soient, finalement, en bonne voie. Désormais, la plupart des albums de Robbie Basho ont été réédités en vinyle ou CD et l’exhumation inespérée de ces sessions pour Vanguard – à laquelle il faudrait ajouter la sortie de Songs of the Avatars : The Lost Master Tapes, un coffret de 5 Cds d’enregistrements, bientôt chez Tompkins Square – confirment que son œuvre commence à susciter un certain intérêt.
Intitulé Songs of the Great Mystery, ce disque de sessions inédites, que personne n’attendait et que Real Gone a enfin rendu accessible, est sans doute l’un des témoignages les plus saisissants du génie de Robbie Basho. En effet, à ce stade de sa carrière, l’auteur de The Falconer’s Arm (1967) finissait de se libérer de ses influences américaines et se laissait progressivement embarquer dans un voyage musical totalement inédit, hallucinant et régulièrement traversés d’influences sud-américaines, moyen-orientales ou même asiatiques. Cette nouvelle phase, que beaucoup trouvent trop radicale et qui, pour d’autres, constitue le sommet de l’œuvre de Basho, se trouve parfaitement résumée dans l’incroyable Zarthus, son disque le plus fou, sorti en 1974. Dans ses meilleurs moments, la musique de Robbie Basho dérègle véritablement les sens, retourne l’imaginaire et donne le sentiment d’être sous l’emprise de drogues inconnues ; Songs of the Great Mystery est de cette veine, mais avec, en plus, une forme d’épure instrumentale et d’évidence mélodique qui en font aussi, étrangement, l’un des enregistrements les plus abordables de son auteur.
Ici, dès les premières mesures du somptueux A Day in the Life of the Lemuria, ces notes de piano qui semblent descendre du ciel, ce sifflement fabuleusement relâché et totalement incongru, ce chant profondément perturbant, à la fois torturé et illuminé, l’auditeur se retrouve projeté dans une sorte de monde inconnu qui éblouit en même temps qu’il fait frémir. Dès lors, une question s’impose : comment se fait-il que tels enregistrements, si aventureux, et fabuleusement inspirés, aient pu rester inédits pendant presque un demi-siècle ? Ensuite, du très beau Night Way, une ballade aux résonances andines qui sera réenregistrée pour l’album Visions of the Country (1978), jusqu’au trépidant morceau-titre, un de ces voyages acoustiques totalement imprévisibles dont Basho avait le secret, ce magnifique Songs of the Great Mystery s’affirme clairement comme l’une des grandes rééditions de cette année 2020. Pour la suite, il faudra attendre le mois d’août et la sortie très attendue de Songs of the Avatars : The Lost Master Tapes chez Tompkins Square.