Traîtres à la cause, tâcherons, ignobles, vulgaires et bourrins. Les indie popeux n’auront pas de mots assez durs pour dézinguer Primal Scream à la sortie de leur second album éponyme en 1989. Il faut dire que Bobby Gillespie en a déjà sous le coude lorsque paraît, deux ans plus tôt, Sonic Flower Groove, le premier LP de son groupe. Avant cela, il avait joué le faire-valoir au sein de The Wake et un peu plus que ça chez The Jesus And Mary Chain. Sonic Flower Groove, donc, disque aussi brillant que rétro, déjà culte avant même sa sortie, faisant la part belle aux obsessions sixties de ses auteurs (Love, The Byrds) et érigeant Bobby Gillespie en sex-symbol improbable d’une nation indie en anorak. Autant dire que le passage du soleil californien à la rudesse rock de Detroit fait jaser… Et pourtant. Au milieu de ce disque rétrograde, et plutôt bon rétrospectivement (avec The Stooges et MC5 en ligne de mire), trônent quelques déchirantes ballades sous haute influence Big Star. Par exemple, la pépite I’m Losing More Than I’ll Ever Had, devenue Loaded sous les ciseaux avisés mais pas encore experts d’Andrew Weatherall, va transformer leur vie et la nôtre.
Accident industriel, air du temps ou opportunisme ? On penchera plutôt pour l’air du temps, chargé d’une drogue popularisée par Happy Mondays, The Stone Roses et consorts : l’ecstasy (ou MDMA), véritable révolution empathogène en ces terres britanniques qui, enfin, s’abandonnent dans une liesse amphétaminique à la house de Chicago sous les lambris de l’Haçienda, du Shoom et du Heaven, lieux de débauches et de musiques répétitives. Alors que Factory et Madchester règnent d’abord sur ce nouvel état d’esprit entactogène, Alan McGee, l’Écossais basé à Londres, ne conçoit pas que son label Creation soit à la traîne. Et il trouve dans le groupe de son plus ancien ami un sacré véhicule pour les hautes sphères. L’hédonisme déjà légendaire de Primal Scream va naturellement se fondre dans cette euphorie et dans un usage effréné de ce qu’on appelle alors la drogue de l’amour. Et d’enchaîner comme à l’entraînement les maxis à haute teneur festive (ce terme n’étant point encore infamant) avec Come Together (1990), et le très sautillant Don’t Fight It, Feel It (1991) qui met à l’honneur la voix de Denise Johnson – preuve que Bobby Gillespie sait aussi s’effacer et que sa formation fonctionnera désormais comme un collectif, tout en fourbissant de manière absolument dissolue un disque attendu comme le messie. Dernier avertissement, l’improbable Higher Than The Sun, que McGee qualifiera à raison de morceau le plus révolutionnaire depuis Anarchy In The UK des Sex Pistols. L’histoire lui donnera raison puisque si le single ne se place qu’à la quarantième place des charts officiels à l’époque, le morceau reste, sous ses différentes relectures dont une grandiose et élégiaque Dub Symphony In Two Parts illuminée par la basse volontaire et moelleuse de l’ex-Public Image Ltd. Jah Wobble, le plus beau symbole de l’époque, de ses excès libérateurs et de son optimisme béat.
Et Higher Than The Sun, le groupe l’est assurément à la sortie de Screamadelica, le 23 septembre 1991. De prime abord, le disque ne semble être qu’une compilation de ces singles, presque une déception, donc. Les vingt ans qui ont passé depuis sa délivrance permettent désormais de le juger dans sa globalité. Car même si sa réédition dans sa version la plus onéreuse et luxueuse propose tous les remixes de l’époque, c’est bien sûr l’album originel qui brille toujours de mille feux. Pas moins de quatre producteurs seront nécessaires à la fascinante variété de Screamadelica. Outre Weatherall et Hugo Nicholson (Boys Own), Hypnotone et The Orb, on retrouve le vieux briscard Jimmy Miller, surtout connu pour son travail avec les Rolling Stones. C’est lui qui ouvre le bal avec un rock démentiel et évidemment stonien cherchant dans les tréfonds du gospel tout son suc, Movin’ On Up. Dès la deuxième piste, une reprise impitoyablement groovesque et infectieuse de Slip Inside This House de 13th Floor Elevators, inventeurs texans d’un psychédélisme antique, Primal Scream fait comprendre où il veut en venir : réconcilier le passé avec le présent, tout en inventant le futur. Et propose également des plages plus oniriques (Inner Flight, Shine Like Stars) ou émouvantes (Damaged), parfaites pour la descente et dont on redécouvre aujourd’hui les vertus apaisante et la portée sensible. Elles feront aussi l’immense popularité de l’œuvre, classée d’emblée dans le top 10 anglais et récompensée par le tout premier Mercury Prize. Au début de la décennie 90, Bobby Gillespie, Robert Young, Andrew Innes, et un Martin Duffy tout juste sorti de l’aventure Felt, ont donc su prendre leur revanche sur des années de tâtonnement plus ou moins heureux dans l’underground.
Primal Scream se lance ensuite dans une tournée de débauche où il a la bonne idée de remplacer la sacro-sainte première partie par des DJ et insiste pour que la fête continue dans les meilleurs clubs des villes où il se produit. Ainsi, à Paris, lors d’une after au Rex, certains croiseront deux adolescents pas encore casqués qui font part de leur admiration totale pour ce groupe qui vient de les propulser définitivement dans un autre univers. Vous l’aurez compris, sans Screamadelica, le destin de Daft Punk et de la house hexagonale eut été probablement différent et certainement moins jubilatoire.
Ironie du sort, la formation en profitera pour vivre jusqu’au bout ses fantasmes opiacés et stoniens en allant ensuite enregistrer à Memphis le fameux Dixie-Narco EP entre les murs des mythiques studios Ardent. S’il contient le très long morceau éponyme, absent du LP, il préfigure l’ivresse soul et sudiste de Give Up But Don’t Give Out (1994), lui aussi fraîchement accueilli à sa sortie. Mais les intéressés ont anticipé le coup, et les réclames pour le disque ironisent avec un slogan rétrospectivement hilarant, Primal Scream : Dance Traitors. Il y a quelques années, la très respectable Poste Royale britannique a choisi quelques albums certifiés “classiques” pour illustrer une série de timbres. Ainsi, avec Power, Corruption & Lies (1983) de New Order, Ziggy Stardust (1972) de David Bowie et Let It Bleed (1969) des Rolling Stones (encore), figurait en bonne place l’emblématique petit soleil rouge, déclinaison d’un smiley très en vogue conçu par Paul Cannell. L’astre stupéfiant illumine encore nos souvenirs de jeunesse sous un jour définitivement actuel. Notre langue des Stones à nous.