Le 22 mars dernier, The Young Gods étaient à Paris, à La Maroquinerie, pour la seconde date de la tournée de présentation de leur nouvel album, Data Mirage Tangram.
Ça s’est passé à Rennes en 1987 et c’était à l’Ubu. Je me souviens d’être entré dans la moiteur de l’arène déjà bondée et d’être resté figé, saisi par le concert, stupéfait. Je me souviens encore du son, de ce sentiment de connaître soudain la puissance absolue. Compressée, la petite foule se tenait face à la scène, écrasée dans sa masse compacte, totalement sidérée. Je me souviens de cet homme qui se tenait face à nous, les bras comme de larges ailes, suspendu dans le couloir du temps. Ils n’étaient presque rien : un trio de jeunes dieux mais inconnus de tous. Ils avaient le pouvoir de déchaîner une tourmente de cordes à partir d’un clavier. En 1987 les Young Gods entraient dans la légende.
À l’approche de La Maroquinerie, ce vendredi 22 mars 2019, ces souvenirs me reviennent en flashs comme des prémonitions. Les Young Gods sont à Paris pour défendre leur nouvel album, Data Mirage Tangram, dans la relative intimité d’une salle à dimension humaine, après huit ans d’absence. En pleine après midi les lieux sont aussi déserts que la dalle de béton brut d’une cité de banlieue. Seuls quelques jeunes serveurs s’affairent à remettre un peu d’ordre sur la terrasse en prévision de la cohue qui s’annonce.
Je glisse jusqu’au sous sol. La salle est vide et ses murs sont à vif. Les Young Gods finissent de s’installer, prêts à envoyer un peu de son pour régler la façade et optimiser les retours. Franz Treichler se tient sur scène, presque immobile, très concentré. Ses cheveux attachés en catogan sont d’un reflet vif argent, signe du passage du temps. Son beau visage aux traits francs et sculptés lui confèrent une allure de vieux sage : un sachem, un shaman. Les rides ont également marqué l’expression de Cesare Pizzi. C’est, de toujours, l’homme de la data et des flux torrentiels. C’est lui le vrai démiurge, lui qui connecte la boîte de Pandore à un contrôleur midi et un minuscule clavier maître.
Depuis quelques années de vraies guitares sont apparues dans leur champs de vision cosmique. Silencieux, Franz règle une six cordes laquée noire. Il l’accorde, il s’accorde avec elle. Et moi j’attends. J’attends le son avec une impatience fébrile même si je sais que le groupe ne regarde pas en arrière, que L’Eau Rouge a déjà versé tout son sang. La sono crache quelques premières notes, comme une coulée douce dans un mélange terrestre et aérien. Les Young Gods ont longtemps côtoyé les cimes mais ils ont également su s’enraciner au plus profond de la terre, à côté des grands arbres. Leur musique témoigne de cet état. Œuvre psychédélique, urbaine et organique, elle se joue des immensités, que ce soit celle de la ville monde ou du Monde sans la ville.
19h30 retour entre chien et loup. Il fait foule, le concert est sold out. Je ne sais pas de quelle façon La Maroquinerie va bien pouvoir s’y prendre pour contenir toutes ces ombres qui jouent les passe murailles entre les deux étages. Je croise des jeunes gens plus si modernes ni aussi jeunes que ça, cintrés dans leurs habits d’un impeccable gris de Sade. On a tous pris des rides, certains honorent leur bide, une grande pinte à la main. À quoi ressemble le public des Young Gods aujourd’hui, en dehors des quinquas convertis de longue date, des vieux cuirs trop tatoués, des corbeaux mal plumés, des Daniel Darc d’outre tombe ? Il y a bien quelques petites meufs aux yeux très charbonnés, des t-shirts Prodigy mais aucun n’est froissé. J’admire plusieurs barbes, longues comme des cascades de poils figées sous des mentons de vieux soutiers du rock. Des clones de Trent Reznor made in la rue Keller glissent sur le latex moulé de leur état dépressif pendant que des trentenaires, ghostbusters à casquettes de truckers, chassent les poltergeists des nineties sur le moindre flyer.
En bas des escaliers, derrières les portes lourdement stickées, Tchewsky & Wood se donnent du mal à essayer de faire un peu de bien, visiblement honorés d’avoir été choisis pour partager le petit carré de scène qu’on leur laisse vacant. Comme toutes les premières parties ils se trouvent amputés d’une partie du son et de la plupart des lights. Qu’importe, Tchewy & Wood s’appliquent à éventer leur new wave mid eighties comme si de rien n’était. Autour de moi, sur l’avant scène déjà largement confisquée par une rangée de monolithes dotés de gros capteurs, le public dégaine les Samsung. Les smartphones alignent le groupe en rafales 16.9 ème dans un ballet d’écrans maladroitement brandis à la gloire d’Instagram. Quand la salle se rallume j’observe ce petit monde balancer en direct des trophées largement sur ex en attendant de recevoir une nouvelle dose de likes.
Le concert débute bientôt dans le silence d’un ciel d’avant la foudre. Franz Treichler fait chanter sa guitare comme une sirène prisonnière du septième continent. Il susurre à l’oreille de la salle. Le son s’injecte dans l’espace avec une inhabituelle douceur, comme un blues dans une bulle, tout en apesanteur. Loin du bruit et de la fureur des samplers, la musique palpite sur un tapis de mousses à l’approche des geysers. Nous baignons dans un magma organique, au cœur du végétal. Jusqu’à la déflagration, le retour aux formes dures, aux angles vifs, aux réactions en chaîne. La salle exulte, s’embrase sous la brûlure des vents solaires et des vagues magnétiques issues du ground zéro. Mais avec le temps, les Young Gods ont appris. Appris à composer et à tirer partie de leur chemin de vie. Nous sommes loin de la seule force brute et de l’odeur du Napalm au petit matin. Le temps de ce concert, les Young Gods ouvrent des portes dérobées sur des états de conscience largement bidouillés. Ils prennent de nouvelles routes, plongent dans des dimensions cachées derrière les trous de verre.
Rappel. Cette fois c’est Tv.Sky qui domine dans un parfum de jungle urbaine sous les gyrophares crus. C’est presque comme un second concert autour des titres du rêve déçu des Amériques : Skinflowers, Kissing the sun, Gazoline Man. C’était l’époque de la ville arrogante, amante cruelle et pécheresse, quelques années avant que la modernité ne devienne dystopie. La salle se défoule dans le bonheur de sa transe, d’hier et d’aujourd’hui. Les Young Gods sont toujours la légende.
C’est superbe c’est splendide, quel beau boulot!
Blog très intéressant!