Polly Jean Harvey a 17 ans lorsqu’elle acquiert sa première guitare, une acoustique Yamaha achetée à l’une des amies de sa mère. Dans la ferme parentale du Dorset, la jeune femme s’entraine à traduire la puissance des éléments qui l’entourent ; en miroir, ce qu’elle a à nous dire relève des choses de l’intime, des choses du désir. L’autrice-compositrice-interprète et multi-instrumentiste britannique s’impose avec un premier album, brut, nu et addictif, Dry (1992). Elle nous prévient ensuite très vite et très fort avec son deuxième album Rid of me (1993) On n’a jamais été déçus.
Son dixième album, I Inside the Old Year Dying, sorti en ce début juillet 2023 sur le label Partisan Records, est comme une promenade sur le ruban de Möbius de l’œuvre de l’artiste, un retour à la source mais pas tout à fait, sans savoir sur quelle face danser, album palimpseste de l’ensemble d’une œuvre pas encore arrivée au bout d’elle-même malgré ce qu’elle tente de nous annoncer. Un album comme un retour dans les paysages et les ambiances du Dorset natal où elle avait fait une escale inspirée avec White Chalk (2007), objet intimiste et spectral sur lequel sa voix, jamais si haut perchée, nous balayait l’âme comme les rafales de vent sur les falaises de craie.
De la robe qui empêchait Polly Jean d’avancer (Dress) à celle de style élisabéthain évoquant l’isolement d’une Emily Brontë et l’enfermement d’une Emily Dickinson (When Under Eather), de ses très courtes jupes métallisées de Is This Desire ? (1998) à ses robes de soie noire de Stories from the City, Stories from the Sea (2000) et de A Woman A Man Walked By (2009) – co-écrit avec son complice de toujours, John Parish-ses habitus illustrent au long cours toute la puissance poétique, féminine et musicale, de l’artiste. PJ Harvey n’a cessé de se réinventer, au grès de ses questionnements inspirés par la relation amoureuse, le désir, le manque, la mort, le tout fortement nourri de références littéraires, mythiques et d’écrits bibliques, auxquels elle revient régulièrement. On a croisé avec elle un paquet d’héroïnes, dans tous leurs états : Elise, Catherine, Angeline, Erika, Joy… toujours en proie aux affres du Daimôn, superbement en risque avec leur intimité égrenant les styles folk, rock, punk, blues, expérimental comme une Marie-Madeleine au chapelet. Jamais Polly Jean ne leur a lâché la main sur le chemin de l’utilité à soi-même, puis aux autres, en les entraînant sur les territoires politiques et meurtris de l’Afghanistan, du Kosovo ou des ghettos de Washington, DC. Le fruit de ses pérégrinations se matérialisant dans une dimension géopolitique et sociale, ayant donné forme à ses deux derniers albums, Let England Shake (2011) et The Hope Six Demolition Project (2016), plus âpres, plus engagés, peut-être plus complexes. Le chemin qui va de l’intime au collectif a connu toutes les traversées, toujours solitaires, PJ jouant à la fois à Saint Antoine du désert ou à Saint Paul nous enseignant la prière sans faire l’économie de la puissance des archétypes archaïques (Sheela-Na-Gig, Long Snake Moan).
L’arpenteuse qui nous a décrit toute cette variété humaine, nous avait obligé à faire encore un effort sur l’autre album splendide co-réalisé avec John Parish, Dance Hall At Louse Point (1996), point d’orgue musical et structurel de ce qui la relie à l’écriture et dont elle affirmait n’avoir jamais été aussi loin dans cet exercice. Arriveront logiquement deux recueils de poésie, non traduits en France, The Hollow Of The Hand (2015) et Orlam (2022). Artiste totale, PJ Harvey s’essaye aussi à la sculpture, au jeu, à la réalisation cinématographique, à la photographie. Un des titres de cet album, The Final Zone, contient, en germe, le projet central, sûr, immédiat, initial, la coquille de la petite poucette du Dorset. Après sept longues années, I Inside the Old Year Dying annonce sans doute la suite du programme de réjouissances pour les décennies à venir. Album-écho de son long poème en prose, Orlam (Picador Poetry), narré dans son idiome du Dorset, introduit par une phrase-lanterne Forever Bleeding With The Word. Les douze morceaux qui le composent ont été écrits à partir d’évocations poétiques mélangeant personnages et époques, flirtant avec un genre de fascinante et insaisissable glossolalie. PJ rentre à la maison, ce n’est plus une retraite passagère, c’est une rencontre avec l’enfant merveilleux, un retour opérant à la terre, à la langue, natale, maternelle, et absolument politique, dernier bastion à prendre, à explorer, pour continuer à se réinventer.
La voix de PJ Harvey fournit désormais autant d’espaces de modulations que la nature offre de paysages, long travail d’érosion et de ciselage, à la fois romantique, désespérément passionnée, mélancolique et aussi totalement -et depuis ses débuts – affranchie et indomptée. De tous les refuges que nous rêvons d’habiter, lequel protège au mieux nos multiples images d’intimité si ce n’est la nature toute entière ? La voix et les structures musicales présentes sur l’album matérialisent et décrivent les contours d’un monde à l’autre, occupent tous les espaces de nudité ou de dissociation. Ainsi est le long apprentissage de l’amour qui mène d’un refuge à un autre jusqu’au jour où comprendre qu’habiter sa propre maison est essentiel, personne n’ayant vocation à le faire mieux que nous.
La nature, souveraine, n’est plus extérieure, au contraire, elle unifie, recentre, apaise, rend cohérent. Ses bruits aussi. A travers tous les instruments utilisés, la musique – le chant, la voix dans son souffle – prend corps dans les cordes, les bois, les percussions explorant le passage de l’air et ses vibrations, sensations et sentiments se dilatant et se matérialisent dans la densité aérienne. Voix aiguë, éraillée, voix d’enfants, chuchotements, mélismes baroques, comptine a capella, reverb d’outre-tombe, la diversité offre à la fois des images dispersées et un corps unifié. L’imagination de l’artiste augmente les valeurs de la réalité́ d’une chair vieillissante, Prayer At The Gate, morceau d’introduction, quasi lugubre, se voit immédiatement contrebalancée par le tempo groovy d’Autumn Term puis d’un Seem An I, ou par la détermination vitale de I Inside the Old Year Dying, paroles sibyllines, réaffirmant toute l’intensité de la paradoxale et complète condition humaine. Les descriptions de la flore et la faune, bouleaux, chêne, écureuils, abeilles, créent un sentiment intense d’appartenance à la nature, d’où naît le surgissement, cette réflexion de l’entre deux, entre le monde et moi, Wyman-Elvis-Jesus, autant d’amant potentiels n’étant personne d’autre que le lieu de la séparation, l’endroit grâce auquel je suis au monde, m’incluant dans sa présence. A rebours.
Chaque morceau est un petit joyau ciselé et interdépendant, I Inside the Old I Dying, délicat et magnifique, dont Harvey a expliqué comment elle avait échappé jusqu’au dernier jour de studio, « Au cours des cinq semaines précédentes, nous avions essayé tant de fois de la capturer, sans succès, et puis John a réinventé la sensation du motif de la guitare. Alors qu’il en faisait la démonstration dans la salle de contrôle, Flood m’a tendu un micro et a appuyé sur « Record » pendant que j’étais assise à côté de John et que j’essayais de trouver comment chanter dessus. Le résultat capture d’une certaine manière le désir éthéré et mélancolique que je recherchais. Dans le texte, tout le monde attend la réapparition du sauveur, anticipant l’arrivée de cette figure de l’amour et de la transformation. Il y a un sentiment de désir sexuel et d’éveil et de passage d’un domaine à un autre – de l’enfant à l’adulte, de la vie à la mort et à l’éternel. »
Quel autre lieu privilégié que l’immense nature pour égrener ses valeurs particulières, à condition de la prendre dans son unité et sa complexité. A travers les souvenirs de tous les albums précédents, de toutes leurs histoires contenues dans les textes, PJ Harvey offre ici une énième résolution de son énigme qu’il ne suffirait pas de considérer comme un ultime « objet ».