Retour sur le quatrième album de Randy Newman au sommet d’une carrière qui en a connu d’autres mais dont l’actualité éphéméridaire (on « fête » ses 50 ans) et politique (son analyse des rapports de force au sein de la société américaine) reste d’une incroyable pertinence tout en étalant une richesse esthétique (savante convocation de Scott Joplin, Nino Rota, Irving Berling, Ry Cooder, Don Henley et les auteurs William Faulkner, John Steinbeck, Flannery O’Connor) qui ne cesse de laisser bouche bée malgré les années.
La notion de « unreliable narrator » (que l’on traduira maladroitement par narrateur non-fiable) demeure la clé pour comprendre l’art de Randy Newman. Introduite en 1961 par le critique littéraire Wayne C. Booth dans The Rhetoric of Fiction, elle ne fait que rationaliser ex post un emploi que l’on observe dès les XIXe siècle chez Edgar Poe (Le Cœur révélateur), Melville (Le grand escroc) ou Mark Twain (Les Aventures de Huckleberry Finn) puis au XXe siècle chez Faulkner (Le Bruit et la Fureur), Nabokov (Lolita), Burgess (L’Orange mécanique) ou bien encore Salinger (L’Attrape-cœurs). Soit un procédé utile à l’auteur pour dépersonnaliser son propos, en adoptant un point de vue extérieur, revêtant des habits qui ne sont pas les siens et donc pas forcément fiable ou sincère. Le jeune Randy Newman y a recours dès son premier album en 1968 sur un titre comme Davy the Fat Boy mais c’est en 1972 avec Sail Away, titre chanté du point de vue d’un marchand d’esclaves vantant les qualités du Nouveau Monde à sa proie africaine, qu’il a atteint les sommets. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin alors que ce mélange savant permet au mieux de décrire toutes les errances et les contradictions, et donc la richesse, de la société américaine, voire de la nature humaine ?
« Quand John Updike écrit une nouvelle il n’a pas à en être obligatoirement le protagoniste, pourquoi pas moi dans mes chansons ? » R. N.
Un soir de décembre 1970, Newman regarde l’incontournable talk-show de Dick Cavett sur ABC où sont invités l’écrivain chic Truman Capote et un certain Lester Maddox, alors gouverneur de Géorgie, un étrange personnage, un peu plouc, se déclarant démocrate mais ouvertement pro-ségrégationniste. Il est clair que Cavett a préparé une sorte de guet-apens à Maddox en le présentant de façon plus ou moins leste (c’est son style) mais forçant un peu la dose quand il parle des électeurs de Maddox comme des « bigots blancs » (« bigot » étant plus insultant en anglais qu’il ne l’est en français). Le gouverneur demande alors immédiatement des excuses au présentateur qui s’en sort par une boutade « si j’ai appelé certains de vos admirateurs des “bigots” alors qu’ils ne sont pas “bigots” je m’en excuse ». Furieux, Maddox quitte alors le plateau de l’émission (Truman Capote assénant une blague finale, dans l’hilarité générale).
Devant son poste, le couch potato Newman est consterné par le spectacle. Non pas qu’il partage les idées de Maddox, loin de là, mais voir cette humiliation sociale, ce mépris pour un individu qui a été, quoi qu’on en pense, élu démocratiquement, lui reste en travers de la gorge. Les manières de Cavett ne lui reviennent pas et il pense immédiatement conserver là un énième épisode, bien qu’anecdotique, du conflit séculaire auquel se livrent le Nord (l’émission de Cavett est le parangon de l’esprit new-yorkais, démocrate, progressiste, pour faire court) et le Sud (le reste du monde).
Comment dès lors retranscrire ce sentiment subtil, profond qui naît quand on se retrouve en porte-à-faux avec les siens sur des sujets aussi graves ? Comment analyser et critiquer ce qu’il vient de voir en ne paraissant ni donneur de leçon, ni bêtement littéral ? Le point de vue mon cher lecteur, le point de vue. Comme à son habitude Newman va jouer le contre-pied plutôt que le facial. Il va ainsi choisir de se mettre à la place d’un téléspectateur lambda, pro-Maddox, redneck de base, qui fulmine devant sa télé. Et c’est parti mon kiki :
« Hier soir j’ai vu Lester Maddox passer à la télé
Dans une émission avec un petit malin de Juif new-yorkais
Et le Juif se moquait de Lester Maddox
Et le public se moquait de Lester Maddox aussi
Hé bien, c’est peut-être un idiot mais c’est un idiot de chez nous
S’ils pensent valoir mieux que lui, ils ont tort
Alors je suis sorti dans le parc et j’ai pris du papier
Et c’est là que j’ai fait cette chanson »
Après le malaise introductif généré par l’emploi agressif des mots « jew » et « nigger », le génie de la chanson sera de virer sur sa fin dans une anaphore déchirante d’ironie aigre pour décrire la condition des Noirs dans le Nord.
« Maintenant votre nègre au nord c’est un Noir
Vous voyez il a reçu sa dignité
Ici il était trop ignorant pour se rendre compte
Que le Nord a libéré le nègre
Oui, il est libre d’être mis en cage
À Harlem à New York
Et il est libre d’être mis en cage dans le quartier sud de Chicago
Et dans le quartier ouest
Et il est libre d’être mis en cage à Hough à Cleveland
Et il est libre d’être mis en cage à East Saint Louis
Et il est libre d’être mis en cage à Fillmore à San Francisco
Et il est libre d’être mis en cage à Roxbury à Boston
Ils les rassemblent à des miles à la ronde
Et ils ont les nègres sous bonne garde »
Le Nord est ainsi mis face à ses contradictions par un quidam sudiste (Newman admettra que l’ironie accordée à celui-ci était beaucoup lui accorder). La musique est, elle, mise en face d’une coda historique, bouleversante. Magie de Newman.
« J’ai utilisé le mot “nègre” parce que j’en avais besoin mais ce mot est horrible. Je ne pouvais même pas l’écrire sur le papier. J’espère vraiment que les gens vont écouter attentivement avant de péter les plombs. Parce que c’est pas moi chante, ce sont différents personnages. »
Désolé pour cette longue introduction mais tout l’album réside dans ce premier titre comme l’expliquera très bien Newman ultérieurement.
« Il fallait que j’explique “Rednecks”. Je voulais montrer pourquoi le gars dans la chanson était autant énervé par l’hypocrisie entourant la question raciale aux États-Unis. C’est LE sujet de la chanson. Je n’essaie pas d’excuser le Sud dans son comportement envers les noirs, mais je veux montrer que le Nord ne peut non plus sur ces questions monter sur ses grands chevaux de morale. Je voulais continuer cette conversation sur la question raciale. Une seule chanson n’était pas suffisante. »
Dès le deuxième titre, Birmingham (qui selon Stephen Davis critique de Rolling Stone sonne « comme du Stephen Foster après une lobotomie préfrontale »), il va exposer son personnage principal, non sans auparavant avoir fait de lui un portrait-robot dans un carnet de notes :
« Johnny Cutler. Personnage pas désagréable malgré ses “Juifs et nègres”. Marié, père d’une fille de deux ans, habitant un petit appartement de Birmingham, Alabama. Il travaille sans doute dans une usine de sidérurgie et les week-ends il s’occupe d’une aire de jeux pour enfants dans un parc non loin de chez lui… Plutôt intelligent, il est néanmoins mécontent de sa vie ».
Le titre , sorte d’élégant shuffle aux accents country (on pense très fort à l’album Modern Sounds in Country and Western Music de Ray Charles) montre une inhabituelle empathie chez l’auteur, décrivant un bon col-bleu, amoureux de sa fille, de sa femme et de sa ville… Empathie qui va se poursuivre dans Marie, déclaration d’amour enivrée à son épouse (avec le biblique « I loved you the first time i saw you » qui montre que Newman sait ramener tout à la maison Tin Pan Alley quand il le faut). C’est la première d’une mini-trilogie interne de « tales of drunkenness and cruelty » comme disait Ray Davies des Kinks, qui se poursuit par Guilty et Rollin, merveilleux morvages de moquette, quoique légèrement redondants, qui permettent néanmoins à chaque fois de faussement calmer le jeu, alternant avec les évocations historico-politiques et les poussées schizoïdes qui forment les deux autres groupes de chansons.
Mr. President (Have Pity on the Working Man) poursuit ainsi, après Rednecks, le volet politique de l’album. Écrit en plein Watergate, il fonctionne ainsi à deux niveaux ce qui n’est pas pour déplaire à Newman. C’est du Frank Capra mis en musique. En début de face B (eh oui on appelle ça le vinyle mauveurfeuqueur) trône le magistral Louisiana 1927, resucée harmonique brillante de Sail Away évoquant les inondations ravageuses de l’État de Louisiane l’année indiquée. Morceau cinémascopique s’il en est qui confirme dans les grandes largeurs l’adage de Greil Marcus à propos de Newman lu dans Mystery Train : « Sa musique est celle d’un film qui n’existe pas ». Et morceau qui revient aussi très subtilement sur le conflit Nord/Sud, filigrane de l’album donc, que Newman confirmera bien longtemps après en racontant cette anecdote : « Il y avait ce vieux type qui me conduisait en taxi à la Nouvelle Orléans et je lui ai demandé pourquoi dans cet état où il n’y a pas d’assurance santé les gens ne se jetaient pas sur l’Obamacare et il m’a dit : “Ici on n’aime pas qu’on nous dise quoi faire”. Et notamment quand c’est un truc qui vient du Nord. C’est pour ça que je parle des nuages qui arrivent du Nord dans Louisiana 1927. »
La section politique se clôt avec la doublette Every Man A King / Kingfish. La première est une reprise d’une chanson écrite par le gouverneur de Louisiane entre 1928 et 1932, Huey Long et n’apparaît qu’une pochade utile pour introduire le majestueux Kingfish (surnom que l’on donnait à Huey Long) qui renoue avec l’hilarant baratinage politique de Political Science de 1972 mais avec le lustre du symphonisme le plus choisi (les arrangements de cordes sont signés par Newman lui-même et c’est l’une des armes secrètes de l’album).
« Il y a une chose à propos de ma musique c’est qu’on ne peut pas l’écouter assis en mangeant des chips ou mise en fond sonore d’une surprise-party ».
Voilà pour le cœur du concept. Les trois avant-derniers titres vont largement dézoner de la proposition initiale formant une espèce de section « schizoïde » qui va pénétrer dans une Amérique de plus en plus malade. Tout d’abord Naked Man, qui parle d’un satyre terrorisant nuitamment une vieille femme, et quoique rythmées par une rythmique reggae, dont les revendications restent insondables. A Wedding in Cherokee County est un jeu de massacre carveresque. Randy N. : « Au départ, A Wedding in Cherokee County s’appelait Hymne national albanais, ça faisait La lune blanche brille sur le chevrier, vous voyez le genre ? J’étais passionné par les Albanais un peu comme d’autres sont fondus des Dodgers. »
« Son papa était un nain
Sa maman était une putain
Son grand-papa livrait les journaux jusqu’à quatre-vingt-quatre ans
Quel vieux salaud baveux c’était
Mon gars, tu ne crois pas que je sais qu’elle me déteste ?
Mon gars, tu ne crois pas que je sais qu’elle ne vaut rien ?
Si elle savait comment, elle me tromperait avec un autre
Je crois qu’elle me tuerait si elle le pouvait
Peut-être qu’elle est folle, je ne sais pas
Mais peut-être que c’est pour ça que je l’aime tant »
Enfin Back On My Feet Again nous fait entrer dans un hôpital psychiatrique où un patient demande à ce qu’on le fasse sortir de l’établissement en racontant des histoires totalement délirantes qui ne vont que faire resserrer les liens de la camisole de force. Ce sens du grotesque est aussi un aspect notoire de l’art newmanien. On pense alors à cette citation de Théophile Gautier : « Les deux vraies cordes de mon œuvre, les deux vraies grandes notes sont la bouffonnerie et la mélancolie noire — un emmerdement de mon temps, qui m’a fait chercher une espèce de dépaysement. ».
Pour être complet, il faudrait encore parler du jeu de piano de Newman plus que jamais présent ici mettant de côté un peu le tropisme Scott Joplinien de Sail Away pour une version plus moderne (ce n’est pas sale), urbaine. On pense plutôt à Carole King (dont Newman est fan) et à Elton (dont Newman est jaloux, « il a sorti 5 albums pendant que je me brossais les dents »).
Pour être complet, il faudrait aussi évoquer le all-star requins de studio qui entoure notre quatre zyeux préféré soit : Ry Cooder (qui brille notamment sur Back on My Feet Again) ainsi que la moitié des Eagles (Don Henley, Glenn Frey et Bernie Leadon, toujours sur Back on My Feet et Naked Man) et la paire rythmique Andy Newmark et Willie Weeks (le nec le plus ultra de 74).
Pour être complet, il faudrait évidemment parler du choix absurde du premier single Guilty, le morceau le plus faible du disque.
Pour être complet, il faudrait encore parler des performances correctes de l’album dans les charts, topant à la 36e place du Billboard US (faisant ainsi mieux que Sail Away et sa pauvre 163e place mais moins bien que Little Criminals de 1977 qui accrochera lui le #9).
Pour être complet, il faudrait en passant parler de l’admirable pochette de Mike Salisbury (déjà responsable de celle de Sail Away et habitué de celles du camarade newmanien Ry Cooder) qui a l’idée de cette photo ratée d’un couple (dont on sent que la nuit fut courte ou la journée, longue) prise au bar de l’aéroport d’Atlanta. Pourquoi s’arrêter sur ce cliché flou random mais fameux ? Personne ne sait. Et tant mieux.
Enfin, pour être tout à fait complet (et ça sera la fin de cette longue anaphore comme dans Rednecks), il faudrait revenir sur la première mouture de l’album appelée Johnny Cutler’s Birthday enregistré en 1973 retrouvé au début des 2000s dans les archives de Warner, constituée d’une dizaine démos piano-voix (dont huit apparaîtront sur Good Old) où Newman se limite à décrire la vie de ce Cutler mais à part l’excellent The Joke, l’ensemble reste bien morne, en tout cas très loin du chef-d’œuvre oublié vendu par Rhino en 2002 quand on le met en bonus disc de la réédition de Good Old. Ce qui prouve donc la lucidité de l’auteur. C’est donc bien la trilogie hors sujet, pièce rapportée Naked Man, A Wedding In Cherokee County et Back on My Feet Again qui fait basculer cette œuvre en chef-d’œuvre.
L’épitaphe de tout ceci sera laissée au co-producteur et éternel ami d’enfance, Lenny Waronker : « Good Old Boys ressemble à un film de John Ford, c’est un peu Les Raisins de la colère : on peut voir ces personnages, sentir la poussière ».
Sentir la poussière, c’est exactement ça.
Exactement ça.