Il faut croire que l’on a besoin d’un peu de paix. De silence. C’est peut-être l’époque qui veut ça. Une lourde fatigue greffée à l’échine, filant des envie d’ailleurs où s’étendre de tout son saoul pour oublier la pulsation des artères. Regardez-nous, explorateurs immobiles, ballotés au vent aléatoire des suggestions YouTube, tombant amoureux en cascade d’un obscur disque dédié aux plantes vertes, nous perdant par paquets de mille dans sa douceur analogique au point de la faire revenir des morts (immense Plantasia de Mort Garson, réédité en vinyle ce mois-ci chez Sacred Bones). On se peletonne dans les rêves d’autres temps sur les pas d’alchimistes électroniques retrouvés (Hiroshi Yoshimura, Yasuaki Shimizu, Midori Takada, ou encore le grand Haruomi Hosono qui a réussi à émouvoir à une nouvelle génération entière avec sa bande son dédiée aux magasins Muji dans les années 80). Et d’un point d’accroche à l’autre, dans cette quête sereine, c’est tout un réseau d’artistes qui a refait surface, porteurs silencieux d’une flamme dénigrée : Joanna Brouk, Steven Halpern, Beverly-Glenn Copeland, Constance Demby ou encore Laraaji. Le muzak. La musique papier peint. Deux mots, un monde : New Age.
Peter Davison est de ceux-là. De ces artistes qu’on aurait vite fait d’ignorer tant ils semblent appartenir à une caste lointaine des faiseurs, des tapisseurs soniques anonymes. L’américain compose en effet depuis près de 40 ans aussi bien pour le cinéma, la télévision ainsi que pour des DVD de yoga. « Music for spa, yoga, relaxation, meditation, massage, driving – anywhere that a deep, calming and soothing environment is desired », écrit-il pour définir son œuvre. Sur sa page Bandcamp, c’est une vie entière qui se déploie sous nos yeux – taciturne, paisible, pléthorique. Des rangées de pochettes se suivent, musée touchant d’une esthétique protégée dans son épaisse bulle de sincérité. Polices zen, photos d’une nature chatoyante ou d’un ciel nocturne scintillant, design graphique bricolé à la main. Un lever de lune au milieu du désert. Un escalier céleste qui s’élève dans le ciel. Les titres seuls inventent à l’abandon : Enchanted Lagoon, Forest Home ou encore Now… The Present Is A Gift (Music from Mindfullness). L’affaire se poursuit avec la même douce atemporalité sur le site personnel de Davison, semblant venir d’une époque où l’internet était encore un territoire inexploré et libre. Il ne manque qu’un compteur de visiteurs en bas de page pour parfaire le tableau d’une innocence dont on s’étonne qu’elle ne soit pas tout à fait perdue. Il n’y a nulle ironie, nulle moquerie dans ces descriptions, entendons-nous bien. Seulement un absolu respect pour l’ouvrage et l’immuabilité de son aura. Peut-être même un peu d’envie. La vie tranquille. Il n’y a pas de nuages dans ce monde. Il n’y a potentiellement que des heures et des heures de compositions dont le pire crime serait d’être parfois un peu interchangeables les unes aux autres.
Ce n’est cependant pas le cas de Glide, le deuxième album de Peter Davison, sorti en vinyle en 1981 sur l’obscur label Avocado Records. Non, Glide est sublime. C’est l’un des plus beaux et des plus tendres albums d’ambient qu’il puisse être donné d’écouter, où s’embrassent embruns synthétiques et explorations acoustiques dans un mélange d’une finesse désarmante. Un lieu lointain et cotonneux qui porte en lui quelque chose d’ancestral, d’intact, de sûr. Sa pochette seule pourrait suffire à suspendre la rotation du monde. Une silhouette d’aigle qui se dessine dans un rectangle au bleu pénétrant et infini. Et puis, au dessus, pas forcément bien cadré, ce titre en forme d’invitation, ~ p l a n e r ~ , augmenté de cette délicieuse petite coquetterie graphique, la queue du G venant souligner le reste du mot, tel un curieux logo. Imprimez moi ça en 3 mètres sur 3, collez le sur les murs de mon appartement et peut-être ne franchirais-je plus jamais la porte de chez moi.
À l’intérieur, c’est un voyage à l’ombre numéroté en six étapes qui s’étend le long de quarante petites minutes sans paroles et sans douleurs. L’album s’ouvre ainsi dans la douce confusion d’harmoniques synthétiques instables et de violons romantiques qui s’étirent lentement dans les airs, et dont les jeux de question-réponse finissent par aboutir en un discret climax, poignant et répétitif, minimalisme fleur bleu au grand cœur. Plus loin, une harpe brode en solitaire quelques mélodies claires-obscures mystérieuses et séculaires avant d’être assaillie de lumière par quelques chœurs pleins de trémolos. Dans le cinquième acte, c’est un synthétiseur analogique cotonneux qui passe d’une boucle à l’autre dans un jeu d’échos et de déphasage évoquant autant Eno que Steve Reich. Un peu partout, et avec plus ou moins d’insistance, apparaissent quelques flutes délicates, jouées par Peter Davison lui-même, instrument qui pourrait symboliser à lui tout seul la constante de tout le disque : la fréquence ronde et l’harmonie limpides. Des sons pleins, doux, qui virevoltent sans aucune raison que le spectacle d’une beauté plaisante, et dont l’évidence à l’oreille semblerait subitement rare tant on peut avoir tendance à en fuir la pourtant réconfortante familiarité.
En écoutant Glide, on pense parfois à Bob Ross, ce peintre qui pendant une décennie, sur la télévision publique américaine, aura animé l’émission The Joy of Painting (disponible en intégralité sur YouTube), enseignant avec beaucoup de douceur ses techniques pour peindre des tableaux qui se ressemblaient tous : montagnes lointaines, forets touffues dont dépassent quelques conifères, lacs sans remous où se reflète le soleil. D’une voix apaisante, il avait coutume de rassurer ses spectateurs en leur affirmant qu’il n’y avait pas d’erreur en peinture, mais simplement des accidents joyeux. Cette esthétique de la plénitude béate, du prosaïsme tranquille, de la tranquillité apaisante et sans conséquence, c’est exactement celle là qui est à l’œuvre dans la musique de Peter Davison. Et pour peu qu’on veuille s’y prélasser, il y a alors pléthore de trésors fragiles à y trouver.
Le plus beau titre de Glide est sans aucun doute le dernier des six. Dans l’écho de son prédécesseur, il se lance avec quelques bruits d’oiseaux irréels, sons synthétiques triturés jusqu’à être plus vrais que nature. Après quelques arpèges caressants, un piano légèrement flou s’attèle soudain au martèlement tranquille de quatre accords se fondant les uns dans les autres. Cette suite harmonique semble ne jamais tout à fait retomber sur ses pattes. Prise dans un mouvement d’ascension et de descente cyclique et infini, elle est portée soudain plus haut encore par l’apparition lointaine d’un chant féminin, beau à pleurer. Ses notes tenues et perçantes continuent de raisonner dans l’écho alors qu’un solo de flute, dont le souffle semble perceptible sur le tympan, virevolte longuement au gré de gammes lumineuses. Ne manque alors plus que quelques cloches pour achever le tableau. Celui des après-midi d’été éternelles. Des dimanches qui dureraient des mois. Les vacances de la vie.
PS : Sur sa page Bandcamp, Peter Davison propose l’écoute de Glide via sa réédition CD de 1986. Si celle-ci ne présente aucune différence notable avec l’originale, elle est cependant augmentée d’un deuxième album, dans un format deux-disques-en-un. Ce second opus est Star Gazer, sorti en 1982. Sans atteindre la majesté absolue de Glide, celui-ci reste un bel essai de New Age rêveur, déployant une palette sonore plus nocturne et ténébreuse qui troque le lyrisme de son prédécesseur pour des explorations plus statiques. Tant que vous y êtes…
Un grand merci pour cette belle decouverte et en effet, Glide est vraiment magnifique!