Dans les derniers jours de l’été 2018, on s’apprêtait à rédiger les ultimes chapitres de Life From A Window-Paul Weller & l’Angleterre Pop, petit bouquin consacré à l’imposante carrière du songwriter de Woking. Ce travail se faisait avec une passion inébranlable mais également avec la boule au ventre. Car il s’agissait de s’en tirer au mieux pour faire de ce premier livre en langue française un document à la hauteur du sujet. Après avoir couvert l’épopée The Jam et la singulière aventure du Style Council, on avait bifurqué sans efforts démesurés vers les premières années solo. Tout s’enclenchait avec une certaine logique, malgré les changements de cap, qu’ils soient brillants ou pas. Il fallait à présent s’attaquer à une période clé : celle qui correspond à changement d’effectif presque total dans un petit monde qui menaçait de ronronner. Ce remaniement de fond des collaborateurs historiques du songwriter, allait finalement prendre la forme d’un saut dans le vide, aussi inattendu que jubilatoire. Tout cela démarrera en 2005. Et sans surprise, c’est à partir de cette année que débute la sélection du gargantuesque Will Of The People. Pour ceux qui seraient passés à côté, la carrière solo de Paul Weller débute discrètement en 1992, il y a donc trente ans. Le temps d’un album sans titre gorgé de pop et de soul, Weller se remet à écrire des chansons dans lesquelles ressurgissent des influences tenues à distance dans les dernières années du Style Council. Aux habituels Small Faces, Beatles et références soul en tout genre, s’ajoutent alors quelques découvertes récentes parmi ses inspirations du moment. Elles s’étendent de Neil Young à Traffic, de Gang Starr à Galliano et Weller tente de faire cohabiter tout cela dans un premier disque marqué par une conviction contagieuse et par quelques compositions parfaites à l’image de l’inusable Into Tomorrow ou du bluffant Strange Museum. Dès 1993, avec Wild Wood, un deuxième album solo salué outre-Manche, les choses commençaient à bouger. Le cap était désormais fixé vers des titres taillés pour la scène tel le vivifiant Sunflower qui devait s’installer durablement comme un habitué des setlists. Avec ce disque qui remet définitivement Weller en scelle, quelques nouvelles têtes deviennent familières : celle de Steve Cradock en premier lieu puis, rapidement celle de Damon Minchella, autre membre d’Ocean Color Scene, un groupe révélé en queue de comète britpop. Les deux hommes débutaient un long séjour dans le backing band de Paul Weller, Steve Cradock y figure toujours 29 ans plus tard. Accompagné la plupart du temps par les susnommés Cradock, Minchella et par le fidèle Steve White, Paul Weller sortit peu à peu du désert traversé en fin de décennie précédente pour goûter aux joies d’un succès retrouvé. Celui-ci fut très vite suivi d’une canonisation de la part de la génération Oasis. En l’espace de trois ou quatre ans, Paul Weller était redevenu bankable dans son pays. Fort de ce comeback gagnant, il pouvait observer sa propre renaissance avec un mélange d’ironie, d’étonnement et de sarcasme.
Enterré vivant après la débâcle house du Council (Modernism: A New Decade), il avait parfaitement négocié son retour aux affaires. Et Stanley Road, sans doute son disque le moins marqué par la prise de risque, lui offrira une première place dans les charts anglais, évènement qui ne s’était pas reproduit depuis Our Favourite Shop dix ans plus tôt. Le bien nommé Heavy Soul poursuivra dans la même direction et, pour la première fois de sa carrière, Paul Weller fera du Paul Weller, tranquillement installé dans sa zone de confort. Au sortir des années 90, le cas Weller ne semble plus intéresser grand monde hors de son île natale. Le début des années 2000 forme cependant l’une des périodes les plus riches dans la carrière du bonhomme. De l’élégant Heliocentric au robuste As Is Now, Weller a su s’adapter au changement d’époque sans se retrouver une nouvelle fois mis à l’écart pour cause de valeurs désuètes ou de mauvais timing. Dans un contexte moins favorable à la pop anglaise classique, il s’autorisa une liberté de ton et d’écriture que l’ère Stanley Road semblait avoir muselée. La discrète présence de Simon Dine, tête pensante de Noonday Underground, était alors accueillie comme une excellente nouvelle. Paul Weller n’avait plus besoin de décliner la recette de Friday Street à l’infini. Il pouvait être sacrément fier de la ligne affichée par l’épatant It’s Written In The Stars et chanter à cœur ouvert le merveilleux Who Brings Joy. Le temps de se confronter à un répertoire de reprises regroupées sur Studio 150, l’homme reviendra galvanisé avec les redoutables From The Floorboard’s Up et Come On/Let’s Go puis publiera dans la foulée As Is Now, son dernier disque formellement classique. Le temps est alors venu de se séparer d’un backing band avec lequel il semble désormais trop à l’étroit.
S’ouvre à la suite ce que de nombreux critiques nomment la renaissance artistique de Paul Weller. Elle s’illustre à travers trois disques incontournables, témoins d’une liberté totale et d’une soif d’exploration qui ne l’est pas moins. 22 Dreams, le premier volet de cette (fausse) trilogie paraît en 2008. Paul Weller le décrit à l’époque comme le cadeau qu’il s’offre pour ses 50 ans. C’est un disque qui couvre un large champ d’inspirations, un album qui ne se refuse rien. Dans l’intention, ce double LP est assez proche du White Album des Beatles. On y entend un musicien aventureux, soucieux de s’exprimer avec le même enthousiasme dans des registres couvrant la pop, l’electronica, la soul, le jazz, le rock ou les musiques latines. Au-delà de l’évidente prise de risque que représente un tel disque, 22 Dreams laissait effectivement le sentiment d’assister à une sorte de renaissance. Il laissait surtout quelques sacrées chansons aux amateurs du musicien. Cold Moments, Push It Along ou encore ce Black River auquel participe Graham Coxon n’en constituent que quelques exemples. Cette cure de jouvence à laquelle s’ajouta une association plus resserrée avec Simon Dine se poursuivit avec l’impeccable Wake Up The Nation, album rempli de splendeurs à l’image du spectorien No Tears To Cry ou de l’invraisemblable 7&3 Is The Strikers Name où cette fois, c’est Kevin Shields qui répondait à l’invitation du quinquagénaire. Plus orienté vers l’électronique, révélateur d’un intérêt pour les travaux du Primal Scream de XTRMNTR et de ceux de Neu!, Sonik Kicks marquait un peu le pas à cause d’un songwrting trop intermittent. Il y a de très belle choses sur l’album mais la comparaison avec les deux précédents ne joue pas en sa faveur. Ce fut également le disque qui marqua la fin d’un cycle pour en ouvrir un autre. Terminée la collaboration avec l’homme de Noonday Underground, le Weller post-Sonik Kicks décida que le temps était venu d’assembler un nouveau groupe stable et d’écrire en sa compagnie la suite de son histoire.
Epaulé par de jeunes musiciens venus de formations confidentielles tels que The Moons ou The Stands, Weller fit de Saturns Pattern une réussite, obtenue notamment par une concision bienvenue et par l’apport d’un effectif mouvant associé à son nouveau groupe de scène. En réunissant Robert Wyatt, Boy George et P.P Arnold sur un même 33 tours, A Kind Revolution attestait une nouvelle fois des vastes inspirations de Weller à défaut d’ajouter un album indispensable à sa discographie. Nous en étions là en cette fin du mois d’août 2018. Le tableau paraissait vaste mais assez complet, l’histoire semblait toucher à sa fin. Et puis une partie de la trame initiale a été bousculée par la parution de True Meanings, un disque qui nous laissa sans voix et bouscula au passage quelques conclusions sans doute trop hâtives. Avec ce nouvel arrivage, Paul Weller prouvait qu’il pouvait exister dans un minimalisme inhabituel. Il démontrait une nouvelle fois une remarquable capacité à se réinventer et à justifier l’idée de Changing Man suggérée par le titre de son single de 95. Le premier aspect n’était certes pas une totale nouveauté. Certaines pièces du Style Council (It Just Came To Pieces In My Hands, la version de My Ever Changing Moods qui figure sur Café Bleu…), voire des Jam (English Rose, That’s Entertainment) indiquaient déjà en leur temps une aptitude à s’épanouir sous le bel adage de more is less. La deuxième notion n’apportait pas non plus de révolution dans la mesure où le fossé qui sépare Art School de One Tear parle de lui-même. Ce True Meanings nous révélait finalement autre chose. À 60 ans, le Modfather – un surnom aussi irritant que juste tant l’homme semble rester l’un des seuls à incarner une idée pérenne du modernism originel – se présentait sans artifice, débarrassé de toute production léchée, et le résultat était bouleversant. Rien de moins. Car après quarante et une années d’activité discographique, le songwriter nous était rarement apparu aussi nu, aussi intime, autant disposé à se livrer et finalement, aussi conscient de sa condition de mortel. Après la mort de John Weller, celle de Bowie (l’artiste), après avoir vécu de l’intérieur plusieurs changements d’époques, la musique de l’auteur de Town Called Malice devenait teintée de cette quiétude légèrement morbide qui émane des ultimes enregistrements de Johnny Cash. Mais il y avait aussi la naissance de Bowie et John Paul (ses fils), son récent mariage, un groupe totalement dévoué à sa cause, autant de raisons de voir chez le Weller de cette période un homme épanoui et maître de son destin. De ce mélange d’humanité, de mélancolie, de cette façon de regarder simultanément le passé et un futur incertain était ressortie une idée troublante : et si ce quatorzième album studio était un point final ? Il aurait été une parfaite conclusion mais bien sûr, nous étions intimement convaincus que le musicien avait encore beaucoup à dire. Et ce fut le cas.
Dès la parution du disque, l’artiste s’enthousiasmait déjà pour une chanson titrée Mirroball dans les pages de la presse britannique. Cette dernière était alors décrite comme un mélange de mutant disco et de rock expérimental, autant dire comme le strict négatif du folk dominant ses dernières réalisations. Après avoir adapté son répertoire pour la scène et défendu True Meanings comme il se doit, Weller se retrouva une nouvelle fois dans les locaux de Black Barn, studio dans lequel il travaille comme un forcené depuis des lustres. Il en ressortira avec On Sunset puis devra, comme nous tous, apprendre à vivre en compagnie d’une pandémie qui mettra sous cloche tous projets de concerts pendant de longs mois. Chez Paul Weller, cette période se traduira par l’enregistrement de Fat Pop (Volume 1), nouvel album qui suivra neuf mois plus tard. Les trois années qui séparent la parution de True Meanings de celle de Fat Pop (Volume 1) posent autant de questions qu’elles n’apportent de réponse. Où en est le Weller songwriter ? Comment fait-il pour tenir une pareille cadence ? Pourtant, comme le savent les amateurs du musicien, les albums studio de l’ancien Jam ne représentent en réalité qu’un infime partie d’une discographie aussi dense que tentaculaire.
Sans doute conscient de cet état de fait, l’Anglais met régulièrement à disposition des compilations plantureuses, un format idéal pour suivre un itinéraire bis régulièrement passionnant. Concernant les faces B et autres raretés, Fly On The Wall proposait en 2001 de visiter l’arrière-boutique en se replongeant dans une sélection d’obscurités publiées sur les dix premières années de l’artiste en solo. Will of The People, publié en ce mois de novembre 2022 semble de prime abord se proposer comme un complément chronologique. Ce n’est pas exactement le cas. Comme l’indique Weller dans les notes de pochettes, certaines de ses chansons favorites se trouvent êtres des faces B. Des Beatles à Oasis, précise-t-il. La plupart des titres rassemblés sur Will Of The People sont postérieurs à la séparation d’Oasis et donc à la pop ultra classique dont les frères Gallagher s’étaient fait une spécialité. Et c’est sans doute la première bonne nouvelle de ce triple album : le songwriting pop classique de Weller n’apparait ici que dans une faible proportion. Un autre motif de réjouissance concerne l’absence d’ordre chronologique ou de classement stylistique. En son temps, Fly On The Wall se déclinait sous la forme de trois disques agencés méticuleusement. Les deux premiers empilaient les b sides par ordre de publication, le troisième-nommé Button Down– groupait une série de reprises enregistrées entre 91 et 2001. Will Of The People se désintéresse de ce type de classement et joue la carte du foutoir jubilatoire qui invite l’auditeur à se laisser conduire d’un style à l’autre, à traverser les années sans se poser de question. Aux dix ans encapsulés par Fly On The Wall, ce coffret ajoute une sélection qui s’étale sur 16 ans et témoigne du lâcher-prise d’un musicien qui a définitivement cessé de se questionner sur les attentes de son auditoire. En seulement trois titres, le client se voit proposer une sorte de pop soul moderne (The Piper), un morceau de folk plombé (Into The Sea) et un morceau qui semble échappé des séances de Give Out But Don’t Give Up de Primal Scream. Et pour cause… Weller y est accompagné par Andrew Innes et Bobby Gillespie. Aussi déroutant puisse-t-il être, ce déroulé très libre se révèle rapidement pertinent tant il offre une représentation impeccable du large champ d’expression qu’est devenu celui de Weller. Mais entre zones expérimentales, remix et reprises, Will Of The People contient également quelques véritables chansons, dont certaines comptent parmi les plus belles de son récent catalogue. L’éblouissant The Ballad Of Jimmy McCabe, uniquement disponible sur la B.O de Jawbone jusqu’ici, se voit ainsi offrir une nouvelle vie. Il en va de même pour l’élancé The Olde Original que seuls les acheteurs du 45 tours Flame-Out! avaient eu la chance de découvrir précédemment. En y ajoutant un remix très réussi de Cosmic Fringes par les Pet Shop Boys, l’étonnant Mother Ethiopia PT.1, vendu confidentiellement sous la forme d’un 12 pouces désormais introuvable en France, I Spy, superbe face B du Going My Way de 2015, ou le très beau Dusk Till Dawn qui parait échappé du répertoire du Style Council, Will Of The People s’impose comme incontournable à ceux qui voudraient tenter d’y voir plus clair dans la carrière de l’un des musiciens fondamentaux des quarante dernières années. On pourra bien déplorer l’absence des très bon remixes de On Sunset et Rockets, signés respectivement par le SuperHomard et Jane Weaver au profit d’une reprise très dispensable de Birthday des Beatles ou de l’anodin Alpha. On pourrait également se plaindre du manque d’exhaustivité de cette compilation qui ne représente finalement qu’une partie de l’œuvre enregistrée par le musicien sur ces quinze dernières années. On pourrait même chipoter au point de déplorer la similitude entre le titre de cette anthologie et le vilain disque publié par Muse plus tôt dans l’année… Mais on va surtout se réjouir de pouvoir fouiller avec gourmandise dans cette malle afin d’y extraire de quoi se dire une nouvelle fois : ce Paul Weller est décidemment infatigable ! Des 31 morceaux proposés, plus de la moitié s’avère passionnante. Pour une anthologie de ce type, il s’agit d’un petit exploit.