C’était il y a 30 ans, quelques mois avant mon 20e anniversaire. Amoureux des Jam et du Style Council depuis quelques années, j’avais fini par me faire une raison : la carrière de Paul Weller, héros de mes jeunes années, appartenait aux archives de la grande histoire du rock britannique. Et puis, l’homme est revenu de loin, sans crier gare, par la seule volonté d’une passion inébranlable. En ce sens, son premier album sans titre représente l’un des come-backs les plus passionnants de la pop moderne. Et ce n’était qu’un début. Porté par une ferveur contagieuse, Weller a enchaîné avec ce bouillonnant Wild Wood. Outre le morceau-titre, on y trouve quelques grandes chansons qui l’accompagnent régulièrement depuis. On y trouve en réalité, l’essence d’un style en forme de synthèse, celui même qui permettra de retrouver la première place des charts quelques mois plus tard. Mais ce sera alors une autre histoire…
Wild Wood restera à tout jamais LE disque de mes 20 ans, celui qui a tout changé… une fois de plus. Les wellerophiles connaissent l’histoire sur le bout des doigts. Voici néanmoins un bref rappel des faits à l’adresse des plus distraits. Printemps 77 : lorsque paraît In The City, premier album de The Jam, le trio originaire de Woking dispose déjà d’une expérience considérable. Lancé sous la forme d’un duo par deux amis d’enfance, le groupe connaîtra plusieurs évolutions de line-up avant de trouver sa forme définitive. Celle d’un power trio d’une efficacité redoutable. Mais entre la préhistoire du groupe et la parution de cet incontournable premier LP, la vie de Weller a changé en profondeur. Elle se résume désormais à trois lettres érigées en art de vivre : mod. De modernism, il en sera question tout au long de sa vaste carrière. Mais en cette année zéro du rock moderne, The Jam s’inscrit plus exactement dans une sorte de revival, phénomène qui se confirmera deux ans plus tard. Pensé comme un savant mélange entre les racines R&B de Dr Feelgood et l’énergie des Pistols ou des Clash, le premier disque des Jam retient surtout l’attention le temps de deux ou trois démonstrations d’un songwriting brillant. On pense en premier lieu à cette merveille intitulée Away From The Numbers. Mais Art School, I Got By In Time ou In The City n’ont rien à envier à la classe 77. La troupe de Lydon/Rotten saura s’en souvenir au moment de donner vie à Holiday In The Sun. Ainsi, les moutons noirs de la new-wave ont quelques arguments à faire valoir dès ce disque inaugural. Après la parution d’un This Is The Modern World en demi-teinte, le trio semble pourtant déjà menacé au terme d’une première année discographique menée en surrégime. Le sursaut, la deuxième naissance du groupe et celle de son songwriter en chef arrivera fin 78 sous la forme d’un classique inoxydable titré All Mod Cons.
La fascination pour la pop des mid-sixties, l’énergie d’une fin de décennie virevoltante, la grâce d’un parolier sous l’influence du grand Ray Davies… Tout est là. Et le public ne s’y trompe pas. Car dès lors, The Jam suit une ascension fulgurante, que celle-ci se mesure en termes de popularité ou de maîtrise artistique. Setting Sons et surtout Sound Affects traduisent cette période parfaite. Et comme chez la plupart des grands groupes, le trio mené par Weller ne se contente pas d’exceller sur albums. Publiés à une cadence infernale, les singles du groupe regorgent de merveilles, qu’il s’agisse de face A ou B. Ici encore, le public britannique est au rendez-vous dès le mois de mars 1980. Going Underground s’offre la première place, trois 45 tours ultérieurs renouvelleront cette performance. Devenu le groupe le plus populaire outre-manche, The Jam publie l’admirable The Gift en cours d’année 82. Convaincu d’avoir tout dit en compagnie de Bruce Foxton et Rick Buckler, Paul Weller prend tout le monde par surprise en annonçant la fin du groupe. C’est un geste aussi intègre que courageux. Ce qui l’est encore davantage est de ne pas avoir salopé cette belle histoire pour cause de réfection de toiture ou de rappel d’imposition. L’épisode suivant est parfaitement résumé par l’intitulé d’une compilation parue en 1989. Elle a pour titre The Singular Adventure Of The Style Council. Débarrassé de son encombrant rôle de porte-parole et désireux de se placer à distance d’un rock jugé obsolète, Paul Weller vient d’entrer dans ce qu’il nomme sa phase de purification mod. Si The Who, Small Faces ou Dr. Feelgood ne sont pas reniés, la période qui s’ouvre voit davantage l’expression du Weller soulboy que celle du angry young man de 79. Envisagé sous la forme d’un collectif à géométrie variable, le Style Council est mis sur pieds par Weller et l’ex-Merton Parkas Mick Talbot. Brillant claviériste et compagnon idéal d’un Weller à la recherche d’un fantasme modernist jusqu’au-boutiste, Talbot fera preuve d’une adaptabilité parfaite aux vastes ambitions de son nouveau collaborateur. Et puisqu’il est question d’ambitions, celles du Council ne sont pas minces. Après un très bon Speak Like A Child (bonjour Herbie Hancock !) qui poursuit à sa manière l’esprit des Jam de la dernière période, Money Go Round traduit déjà autre chose : une volonté de se frotter à des sonorités plus contemporaines, quitte à y laisser quelques plumes et quelques fans outrés au passage. Ces derniers quitteront définitivement le navire avec la parution de Long Hot Summer.
Au-delà d’une production discutable, le Weller de 83 atteint sans doute un premier objectif le temps de ce fameux The Style Council À Paris. Désireux de retrouver une totale liberté artistique, il prend le pari de laisser sur le carreau sa fanbase historique pour sauver sa passion. Et quand celle-ci débouche sur les splendeurs empilées dans Café Bleu, les amateurs du songwriter ne peuvent que se réjouir. Il faut réécouter les Headstart for Happiness, The Whole Point of No Return, Here’s One That Got Away et autres My Ever Changing Moods pour se dire que oui, l’auteur-compositeur dans une forme étincelante en ce début d’année 84. Elle se poursuivra le temps d’une poignée de singles épatants et d’un album en forme d’aboutissement : Our Favourite Shop en juin 85. Le disque accèdera à la plus haute place du classement en Angleterre mais Weller devra désormais patienter dix ans pour retrouver une telle position. Et la singulière aventure du Style Council prend dès lors une autre tournure. Le duo et le groupe fictif imaginée par Weller et Talbot n’a pas fait long feu. Avec les arrivées successives du formidable Steve White et de la future Madame Weller, Dee C. Lee, il est raisonnable d’avancer l’idée selon laquelle un véritable groupe a succédé au projet initial. Emballant sur l’essentiel du deuxième album, ce groupe peine à convaincre avec la soul chromée de The Cost Of Loving. Certains iront jusqu’à affirmer que cet album aurait fait un bon EP. D’autres ne retiennent même pas une demi-face du disque. Une chose est certaine : la descente commence ici. Absorbé par le climat politique de son pays, ainsi que par la nature de sa relation avec l’ex-choriste de Wham!, Weller perd peu à peu l’intérêt et la passion qu’il avait initialement accordée au Style Council. Ce qui aurait pu être l’album de trop se nomme Confessions Of A Pop Group. C’est un disque admirable, complètement désolidarisé de son temps, totalement impénétrable pour beaucoup, réellement fascinant pour une minorité. Cette dernière catégorie reste toujours admirative face à cet artiste un peu largué qui clame l’influence de Debussy et de Branford Marsalis alors qu’on lui demande de revenir au son des Jam. Car à ce moment, le Council s’est aliéné une large partie de ceux qui prennent encore la peine d’écouter. Kick out the style! Bring back The Jam! peut-on entendre sur Sowing the Seeds of Love de Tears For Fears. Manifestement, cet avis est partagé par beaucoup, dont le staff de Polydor qui a Weller sous contrat depuis 11 ans. Alors ce qui devait arriver arriva. Faisant la sourde oreille face à un public décontenancé par son évolution, Weller conduit avec fermeté sa quête de liberté et sa volonté d’expérimenter.
Neuf ans après avoir suggéré la double influence des Beatles de Revolver et du Michael Jackson de Off The Wall pour Sound Affects, c’est dans le champ des musiques noires contemporaines que le presque trentenaire souhaite puiser son inspiration. Le timing semble idéal au moment d’un second summer of love qui voit le glissement progressif d’une partie de l’indie-pop vers la dance music. Et c’est précisément pour la house, une branche de cette dance music tentaculaire que Weller s’est pris de passion. Pour ceux qui gardent en mémoire le mimétisme avec Steve Marriott et les reprises de Who par les Jam, le choc est immense. Promised Land, une reprise du classique deep house de Joe Smooth verra tout de même le jour mais Polydor a cessé d’y croire. Modernism: A New Decade restera dans les tiroirs d’un label qui scellera dans un même temps l’histoire du deuxième groupe de Paul Weller. Lorsqu’il finira par paraître en fin d’année 98, le disque sera devenu une curiosité dans la trajectoire de son principal maître d’œuvre. Ce qui s’annonçait comme une nouvelle décennie de modernism va finalement prendre la forme d’une lente et pénible traversée du désert. Tout semble indiquer que la carrière de Paul Weller s’achève sur cet échec cuisant. Sans groupe et sans maison de disques, l’ancien meneur des Jam va pourtant revenir par la petite porte, avant d’être à nouveau porté au pinacle par une nouvelle génération de musiciens et d’auditeurs. Après la publication du superbe Into Tomorrow, un single autofinancé et publié sous le nom de The Paul Weller Movement, l’homme se lance dans une reconquête avec une détermination sidérante. Epaulé par son père qui lui sert également de manager depuis toujours, Weller parvient à se convaincre que tout est à refaire. Cela passe par des concerts donnés devant trois pelés et deux tondus (pour rappel, les Jam ont enchaîné 5 Wembley sold out en guise de tournée d’adieu) dont Steve White-fidèle au poste de batteur-garde quelques souvenirs révélateurs. Parmi eux, celui de quelques voix qui s’élèvent au fond d’une salle déserte pour beugler : It’s like a fucking morgue in here ! Mais petit à petit, tout va revenir, à commencer par les chansons.
Fort d’une inspiration retrouvée le temps d’un premier single prometteur, Weller poursuit son opération back to the roots en renouant avec ses fondamentaux. La pop des sixties, la soul de Motown ou celle de Stax, l’obsession pour le songwriting des Beatles seront suffisants pour raviver la flamme et faire naître une série de compositions inespérées. Malgré quelques haussements d’épaules et quelques moues dubitatives chez ceux qui savent, le premier album solo redonnera le sourire à beaucoup d’entre nous. Mieux encore : plus personne n’oser espérer un tel retour en forme. La beauté d’un Above The Clouds qui doit autant à Marvin Gaye qu’à Weller lui-même, la soul céleste d’un The Strange Museum qui donne une bonne idée de l’essence du Style Council, la pop nerveuse des Bull Rush et autres Bitterness Rising, ce premier LP en solitaire ne manque pas de moments forts. Et quand on écrit « en solitaire », on n’est pas loin du compte. En marge de l’omniprésence de White, Weller assure de nombreux postes, profitant seulement de l’apport de Jacko Peake, Dr. Robert ou Marco Nelson ici et là. A dominante soul, ce premier disque place Weller à distance de la pop de ce début des 90’s. De cette époque, on se souvient de sa proximité avec Galliano ou de son intérêt pour Gang Starr, un peu moins de sa proximité avec l’indie pop fédératrice ou avec les médias prescripteurs. En France, rares sont ceux qui prennent la peine de commenter le discret retour de Weller. Hormis Nicolas Ungemuth, Stéphane Davet et Christophe Basterra, lequel montera au front dès l’automne 92 en rédigeant un copieux dossier (Magic Mushroom N°5), la presse française se désintéresse de la réapparition du musicien. Momentanément positionné comme outsider, Weller va pourtant aller jusqu’au bout de son idée, celle d’une reconstruction méthodique, celle d’un homme disposé à délaisser un statut de pop-star au profit de celui de musicien.
C’est alors que paraît l’impressionnant Sunflower, accompagné des quelques railleries d’usages de la part des détracteurs. Aussi drôle qu’approximative, la formule selon laquelle Weller aurait mis dix ans pour passer de 1964 à 1968 reste un modèle du genre. Ce trait d’esprit ne sort pourtant pas de nulle part. Aux sources d’inspiration déjà identifiées s’ajoutent désormais quelques noms plus inattendus chez l’auteur de Down In A Tube Station At Midnight. S’il confesse son enthousiasme pour Cypress Hill ou Blur, Weller admet également sa découverte tardive d’artistes tels que Tim Hardin, Neil Young, Nick Drake ou Traffic. L’impact laissé par la musique de ces derniers sur Wild Wood n’est pas des plus minces. Son principal atout réside dans une admirable faculté de synthèse. La volonté de dissimuler ses sources ne se manifeste à aucun moment. Celle de faire feu de tout bois pour séduire le public adulte non plus. Lorsque les citations sont évidentes, l’âme et la patte de Weller n’en sont pas moins au premier plan. Country a beau sonner comme échappé d’After The Gold Rush, Weller se débrouille pour le ramener fissa sous la grisaille anglaise, donnant naissance au passage à une miniature folk d’une élégance folle. Sunflower peut bien convoquer le fantôme de Traffic, c’est bel et bien l’immense chanteur blue eyed soul qui tire son épingle du jeu. Et lorsqu’il titille Van Morrison sur son propre terrain le temps d’un All The Picture On The Wall, Weller arrive pareillement à signer une œuvre qui porte sa marque de fabrique. Cet assemblage savant, cette addition d’influences digérées et cette maîtrise technique irréprochable aurait sans doute suffit pour faire de Wild Wood un bon disque de rock à l’ancienne. Mais sans doute guère plus… La différence se joue sur une poignée de chansons inoubliables, écrites et interprétées par un artiste en pleine possession de ses moyens. L’une des plus impressionnantes est peut être cette merveille en trois accords qui donne son titre à l’album.
Comme l’indiquera Andy Rourke avec à-propos, Wild Wood est le morceau avec lequel Weller est devenu cool aux yeux du public. C’est surtout une immense folk song, chantée avec une intensité irrésistible. Avant d’être remixé par Portishead et de s’offrir une seconde vie, elle demeure l’un des piliers de l’album et l’un de ses singles phares. Côté singles, Wild Wood peut également compter sur une véritable efficacité. Sans doute moins directement évident que Sunflower, le très bon The Weaver représente par bien des aspects l’autre moment pivot du disque. En premier lieu, c’est ici qu’intervient pour la première fois Steve Cradock. Trente ans plus tard, il demeure le plus fidèle lieutenant de Weller. Le guitariste d’Ocean Colour Scene n’a pas fait le déplacement seul. Simon Fowler, chanteur du groupe susnommé est également en renfort pour quelques discrètes harmonies vocales. Il faut dire que vocalement, Weller occupe de la place. Quelques années après son passage en studio, Fowler se souviendra avec émotion du falsetto impeccable de Weller pour le refrain de cette pièce maîtresse. Il faut sans doute louer ici le travail d’orfèvre réalisé par Brendan Lynch, producteur sollicité par Weller pour ses cinq premiers albums. Parfaitement à l’aise avec l’univers de l’ex-Style Council, Lynch trouvera régulièrement le bon équilibre entre production à l’ancienne (en gros, l’idée de capter un groupe en action) et utilisation de gimmicks sonores en tout genre. Si Paul Weller conserve un souvenir si ému de ses séances au Manor, ce n’est pas uniquement en raison d’une atmosphère décrite comme magique. Ici, le studio est utilisé comme un instrument à part entière. On tente différentes combinaisons, on travaille d’arrache-pied sur la qualité des prises, on tente de rendre la musique mouvante. Les plus acharnés auront sans doute relevé l’infime nuance de mixage qui sépare la version classique de The Weaver de celle disponible sur le pressage japonais. Un simple coup de médiator passé sur les cordes fait du pont de la seconde un bon exemple d’une méticulosité de tous les instants. Elle aura permis d’inclure ces sublimes interludes (Intrumental Part 1 et Part 2), de saisir l’énergie brute d’un Weller qui s’interroge (Has My Fire Really Gone Out?), ou d’encapsuler la touchante tendresse du père qui s’exprime dans le délicat Moon On Your Pyjamas auquel participe Dee C. Lee. Comme le révèle les clichés utilisés à l’époque, Wild Wood fut une affaire de fraternité et de partage, quelque chose de presque familiale qui tranche considérablement avec l’image véhiculée par le Weller des années Jam. Ici, on parle de feeling, on embauche « Brother » Marco à la basse, on reçoit Mick Talbot et Helen Turner en souvenir de l’aventure Style Council, on invite son épouse pour les chœurs et les enfants apparaissent sur les photos intérieures. En somme, il ne reste plus grand-chose pour les amateurs exclusifs des Jam. Ceux qui n’ont apprécié que le Style Council ne trouveront peut-être guère d’intérêt à ce deuxième disque solo. En cette année 93, le modernism selon Paul Weller prenait quelques couleurs inattendues. D’autres viendront s’ajouter au fil du temps et pour moi, Wild Wood restera la confirmation d’une promesse. Trente ans plus tard, je persiste et signe.