Trois ans après le fantastique Landscape, le quintet Japonais Plant Cell – renommé p l a n t c e l l pour l’occasion – dévoile Nature Reserve, second volume de ses tableaux naturophiles peints à coups de Jazzmasters.
Quand un groupe annonce retirer son dernier LP des plateformes de streaming pour une durée indéterminée, à peine une semaine après la sortie dudit LP et alors qu’on commençait à peine à préparer sa chronique, il peut arriver qu’on se pose quelques questions. D’autant plus quand il s’agit d’un projet tant attendu, à même de figurer en bonne place dans notre classement des meilleurs albums de cette année 2021 sans même l’avoir streamé (millennial oblige) une seule seconde. Ces quelques jours de flottement participent pourtant, à leur façon, à nous le faire appréhender autrement. Peut-être à tempérer nos émotions, aussi — notamment en écoutant encore plus attentivement l’effort précédent de ses créateurs, histoire de ne pas l’enterrer trop rapidement sous l’autel de la nouveauté.
C’est peu ou prou ce qui m’est arrivé avec Nature Reserve, deuxième long format studio du quintet (deux guitares, deux basses, une batterie) Tokyoïte qu’est Plant Cell, ou devrais-je plutôt dire p l a n t c e l l au regard de ce renaming qui leur fait perdre arbitrairement un point — et je suis gentil, parce que ça devrait être un point par trou inutile. Qu’on se le dise, devoir espacer chaque lettre, surtout quand on écrit cette chronique depuis un smartphone tout en gérant le vestiaire de la version club de l’International, c’est chiant. C’est d’ailleurs la seule et unique fois que vous lirez cette graphie dans ces quelques lignes. Non mais.
Initialement sorti le dimanche 29 août 2021 en totale indépendance et sans aucun single pour susciter l’attention de l’amateur, Evergreen Road mise à part — mais avec une capsule audio Instagram de deux minutes teasant quelques secondes de chaque morceau du projet — Nature Reserve s’est de suite vu incomber dans mon esprit une tâche d’une difficulté touchant à l’ingratitude : succéder au miraculeux Landscape, première véritable solidification vinylique du génie de la formation japonaise, formidable album de shoegaze bien trop peu considéré en Occident comme au Pays du Soleil Levant.
On peut dire que Plant Cell n’est du genre à se lamenter sur ses dernières peines de cœur, son amour destructeur pour les substances qui enragent Gérald Darmanin ou sur sa passion pour le sexe oral façon Loveless. Toujours aussi poétique, voire folklorique, le quintet fait à nouveau la part belle aux glossolalies éthérées et autres yodels à la japonaise et s’évertue à nous conter avec une remarquable économie de mots — les titres où le chant est un minimum intelligible se comptent sur les doigts d’une main victime d’un accident de jardinage — les inénarrables merveilles écosystémiques.
Cœur de l’album, l’Islande apparaît alors comme le nouveau terrain de jeu du groupe. Le caillou volcanique le plus septentrional d’Europe se voit alors peint en musique comme jamais il ne l’avait été, dans un panorama d’inspirations météorologique (Howling Wind Noise α et β, Wind & Wing, After The Thundercloud), géographique (Evergreen Road, Hornstrandir Nature Reserve, From Omotesando to Minamiaoyama) ou même botanique (Snow & Luculia, Erica Carnea, Holtasóley). Dans ce tableau, on aperçoit, dans une pure subjectivité synesthésique, des nuances de gris, de blancs, de bleus et de verts, couleurs de cette nature indomptée. Un tableau, ou plutôt quinze, au sein desquels on imagine sommets enneigés, fjords, toundra et taïga, lichens, sapins et bruyères, renards polaires, loups, rennes et aigles royaux, elfes, lutins et autres faës.
En guise de gouache, on trouve ces grattes, machines à textures aux sonorités chaudes comme ces geysers qu’apprécient fortement les islandais. “Légèrement” moins puissants que dans Landscape, ces blizzards de fleurs de cerisier sortant d’un couple de Jazzmasters n’en restent pas moins maelströmiques (Hornstrandir Nature Reserve, le duo Howling Wind Noise, From Omotesando to Minamiaoyama), voire teintés d’une grâce sélénite (After The Thundercloud, Erica Carnea, T h u n d e r c l o u d), et laissent nager dans leurs méandres un fourmillement d’adjuvants faisant l’effet d’une ascension directe vers le Valhalla.
On parle ici de ces chœurs aux réminiscences elfiques dans Holtasóley et Erica Carnea, de ces vocalises de banshees éplorées sur After The Thundercloud et Howling Wind Noise α et β, de ces aurores boréales au format midi dans Hornstrandir Nature Reserve et de ces claviers féeriques dans – une nouvelle fois — Holtasóley, transformant cette dernière en version polaire de la Piste Arc-en-Ciel de Mario Kart. Le paroxysme de Nature Reserve sera atteint avec un bon casque porté à un volume faisant exploser le nombre de messages d’avertissement à la surdité de votre smartphone, façon comme une autre de percevoir l’entièreté de sa merveille et se couper du monde. Musique d’ambiance(s) dans le sens le plus littéral et puissant du terme.
S’il faut néanmoins trouver un point sur lequel Nature Reserve pêche face à son prédécesseur, c’est au niveau de sa batterie. Elle qui était, avec sa justesse et sa faculté à ne pas seulement fixer le tempo des morceaux, mais aussi leur partition en “couplets” et “refrain” , l’un des gros points forts de Landscape – Cyan et sa rotation de quatre rythmiques au dessus de guitares tsunamiesques reste un des tous meilleurs openings qu’il m’ait été donné d’écouter –, est légèrement plus noyée dans le mix, la rendant fatalement moins mémorable. Elle ne vient nous éblouir qu’à de rares moments, tel un banc de poissons volants quittant un instant les profondeurs avant d’y replonger aussitôt.
C’est bien dommage au regard de passages à la limite de l’orgasme shoegazesque, d’autant plus que sa collusion avec les six-cordes, appréciée dès les premières notes d’After The Thunderstorm, façonne des atmosphères toujours aussi crépusculaires. L’instrument préféré des hyperactifs nous offre néanmoins quelques instants qui méritent une écoute plus attentive, notamment cet usage répété de snares secs comme la toundra en été dans Plan(e)t Cell At Iceland, hommage au groupe de noise pop gallois The Voices, qui tranche radicalement avec le reste de la production.
Malgré toutes ces belles choses, l’impression que laisse Nature Reserve est quelque peu mitigée : entre légère déception face à cet immobilisme dans la prise de risque qui empêche quelque peu la magie de prendre et joie intense de retrouver justement cette formule presque inchangée, le groupe assumant son inspiration naturophile jusqu’à l’os et la bio Bandcamp. Reste que ses quinze pistes, réparties sur près d’une heure et demi de tourbillons soniques, font de Nature Reserve, même s’il lui manque un Fall – Landscape of Thanksgiving Day ou un Conifer pour être parfait, une succession d’instants de grâce susceptibles de nous donner envie de prendre un Paris-Reykjavik afin qu’il nous berce pendant les longues nuits du cercle Arctique. Faut-il lui en vouloir de ne pas être aussi extraordinaire que Landscape, meilleur album (caché) de shoegaze de ces cinq dernières années ? Absolument pas. Il vient seulement rendre le trône de Plant Cell un peu plus confortable encore. Sa sortie conjointe avec le tout aussi réussi debut LP de Yuragi, For You, Adroit It But Soft achevant définitivement de faire du Japon l’autre pays du shoegaze.