New York, début septembre.

La valse des commémorations, de la tragédie du 11-septembre 2001 à la renaissance du 19 septembre 1981, lors du concert de Simon & Garfunkel à Central Park.

Paul Simon et Art Garfunkel à Central Park, le samedi 19 septembre 1981.
Paul Simon et Art Garfunkel à Central Park, le samedi 19 septembre 1981.

Cette semaine, inévitablement, commémore l’anniversaire des vingt ans des attentats du 11 septembre, et l’entrée dans un XXIè siècle qui, à bien des égards, ne tient que bien peu de promesses. Mais comme à New York, rien n’est jamais complètement gris, la ville célèbre également les quarante ans d’une forme de renaissance, personnifiée par un duo folk local reformé pour l’occasion, lors du concert de Paul Simon et Art Garfunkel à Central Park, le samedi 19 septembre 1981.

Central Park, début 80s.
Central Park, début 80s.

La crise de la ville de New-York, qui atteint son paroxysme lorsque la ville déclare faillite en 1975, a laissé des traces qui semblent indélébiles, pas seulement sur les bras des junkies qui hantent ses rues, mais au cœur même de Manhattan, ou plutôt son poumon vert de 3,41 km², Central Park. En 1980 est fondée l’association caritative Central Park Conservancy, qui estime qu’une restauration du parc, laissé à l’abandon par le maire Ed Koch pendant la décennie écoulée, coûterait 3 millions de dollars. L’idée d’un concert de charité est avancée par le Park Comissioner Gordon Davis et le promoteur Ron Delsener. L’année précédente, sur la Grande Pelouse, Elton John a interprété Your Song déguisé en Donald Duck lors d’un show mémorable, il n’y a qu’à faire de même pour attirer l’attention. Toutefois l’événement doit être gratuit, car en cette année 1981, les new-yorkais sont encore davantage Les Guerriers de la Nuit, voire Travis Bickle que Gordon Gekko ou Patrick Bateman. La jeune chaîne HBO, née à la veille de la crise de 73, achète les droits de diffusion, et confie le projet à Michael Lindsay-Hogg (habitué des groupes en crise depuis le film Let It Be) et Lorne Michaels, qui vient de quitter le Saturday Night Live qu’il a pourtant créé. Le choix des artistes ne fait aucun doute pour les deux hommes : nul n’incarne mieux la ville que Simon & Garfunkel, le duo folk formé sur les bancs d’une école élémentaire de Forest Hills en 1953. D’autant que séparés depuis 11 ans pour des divergences personnelles et artistiques, la reformation à deux pas d’un groupe mythique des bars de Greenwich Village est sûre d’attirer toutes les générations sans (trop) vendre son âme au diable, puisque les ex-partenaires acceptent en annonçant que la performance sera unique, chacun ayant un album solo à promouvoir. L’ambiance est tellement bonne pendant les répétitions qu’il est envisagé qu’ils jouent l’un après l’autre… mais ils sont d’accord pour faire un ultime effort, et apprennent même à harmoniser sur leurs morceaux inédits respectifs. Oignons frits sur le hot-dog : ils n’ont jamais publié d’album live de leur vivant, ce qui garantit d’énormes ventes de disques (au profit du parc), même si leurs noms sont désormais séparés par and et non une esperluette.

C’est donc sous le nom de « Simon and Garfunkel ! » qu’ils sont présentés à la foule euphorique de 500.000 spectateurs, dont les plus courageux patientent sous la pluie depuis l’aube, par Ed Koch en mal de popularité. Les artistes se serrent la main avant d’attaquer nerveusement Mrs. Robinson. Les chansons du groupe racontent l’Amérique disparue, celle de Joe Di Maggio et des drifters, ces bohémiens toujours sur la route. Mais avant de chanter avec mélancolie ce passé qui nous manque en enchaînant Homeward Bound et America, Paul Simon, faisant honneur à l’humour grinçant de la ville, remercie la police, les pompiers, Gordon Davis, l’administration du parc, Ed Koch (sifflements de la foule) et … « les mecs qui vendent des joints pour le fait de reverser à la ville la moitié de leurs bénéfices de la soirée. » Les années 60 sont loin, et ce nouveau ton plus mordant prend la forme des orchestrations de l’auteur de qui, malgré le doute instillé par l’échec critique et commercial de son film autobiographique One Trick Pony, refuse de continuer à chanter des bluettes sur une guitare acoustique, d’autant que, blessé à la main, il ne peut jouer durant tout le concert. Il impose donc un orchestre de 11 musiciens, dont une section cuivre de quatre instruments. C’est grâce à eux, et notamment à Gerry Niewood au saxophone que le sympathique Me and Julio Down by the Schoolyard qu’il rend hommage à l’héritage new-yorkais de la salsa portoricaine lors d’un break venu réchauffer l’atmosphère pourtant glaciale sur scène, avec un Paul Simon qui ne décoche pas un regard à Art Garfunkel qui avec sa tête de bichon frisé, semble quémander son attention avant de jeter l’éponge et de se concentrer sur le public, nettement plus réceptif (« merci les mecs qui vendent des joints… »). Cette chanson de souvenirs d’école et d’amitié, parfaite en cette rentrée 81, se termine au crépuscule. L’atmosphère a changé pour accueillir le cantique d’automne Scarborough Fair, qui conjure l’image des premières feuilles d’automne qui tombent dans une piscine et sur les pelouses de Berkeley, où déambule un jeune Dustin Hoffman venu chercher Elaine dans Le Lauréat. Comme dans le film, le morceau suivant est April Come She Will, dont l’interprétation peu trop «habitée », voire mièvre (il confiera plus tard s’être trouvé mauvais), permet de mesurer l’ampleur du fossé musical avec Paul Simon. Pour moi, c’est le morceau du concert où je serai allée me chercher une bière (j’aurais eu bien trop peur pour aller m’isoler dans un bosquet), avant de revenir en courant aux premières notes de Wake Up Little Susie, le classique des Everly Brothers. Est-ce parce que cette reprise réveille des souvenirs d’amitié adolescente du duo, toujours est-il que démarre alors un deuxième de concert.

Le titre suivant, Still Crazy After All These Years de Paul Simon, raconte bien l’histoire de deux ex qui se retrouvent pour évoquer le bon vieux temps, non sans une certaine angoisse face au temps qui passe, avec Art dans le rôle de l’ancienne petite amie, qui accepte, fair-play, la nouvelle vie de l’autre. Il racontera avoir beaucoup aimé interpréter le magnifique American Tune et ses rêves de planer au-dessus de la Statue de la Liberté, l’un des morceaux les plus simonandgarfunkelien de la carrière solo de Paul. Ce dernier profite de l’occasion pour interpréter devant le public galvanisé Late In the Evening, présent sur la bande originale de One Trick Pony, une revanche. Sur le très cool Slip Slidin’Away, la glace a fondu pour laisser la place à des sourires francs et des regards complices (oui, j’assume ces clichés éculés de l’amitié virile), qui n’ont plus rien à voir avec le début du concert. Le temps de faire un point météo pour Art : « Vous n’avez pas froid ? » Manifestement non. C’est à son tour de briller solo avec un extrait de Scissors Cut, son album à venir.

A Heart In New York est probablement l’un des plus beaux hommages écrits à la ville, et constitue peut être l’apothéose du concert, tout du moins pour la foule présente, toujours fière malgré la misère et l’abandon des politiques (après que le gouvernement fédéral ait refusé d’aider la ville, le New York Daily News titra « Ford to City Drop Dead » en octobre 1975) La chanson, écrite par les écossais Benny Gallagher et Graham Hamilton Tyle, décrit le choc visuel que représente la découverte de la skyline lorsqu’on arrive par les airs. Sur scène, les toits de la ville sont symbolisés par un réservoir à eau et une bouche de ventilation. Et dès la deuxième ligne du premier couplet, « New York, lookin’ down on Central Park, Where they say you shouldn’t wander after dark. » (« New York, en bas on voit Central Park, où l’on dit qu’il ne faut pas se promener à la nuit tombée ») Le mixage de l’album, assez brut, a le bon goût de laisser la place aux réactions des New-Yorkais, aussi bruyantes que leur ville. Si la ville ne dort jamais, n’importe quoi peut arriver en une « New York minute », et c’est Paul Simon qui en fait les frais durant le morceau suivant. Alors qu’il interprète pour la première fois The Late Great Johnny Ace, dans laquelle il évoque autant l’interprète de Pledging My Love (sorti à titre posthume en 1955 après que Johnny se soit tiré une balle dans la tête en jouant à la roulette russe le jour de Noël), que l’assassinat de John Lennon, survenu à moins d’un kilomètre de là, il y a moins d’un an. Lorsqu’un homme monte sur scène et déclare devoir parler à Paul Simon avant d’être arrêté par la sécurité, la tension monte. Simon regrettera surtout que le morceau ne puisse en conséquence pas figurer sur le live, mais reste cool. (on parle du type qui recevant Pierre Boulez chez lui, décide, lorsque ce dernier le remercie pour la soirée en l’appelant « Al », de ne pas corriger le maître mais d’en faire un tube). L’hommage aux pionniers du rock’n’roll se poursuit avec le medley Kodachrome/Maybellene. Si on peut lui reprocher son manque de punch, l’évocation des étés en couleurs sursaturées contient un changement de paroles significatifs : de l’album « Everything looks worse in black and white » (« tout à l’air pire en noir et blanc »), on passe à « Everything looks better in black and white » (« tout à l’air mieux en noir et blanc »). Simon and Garfunkel ont quarante ans, l’âge où le passé semble plus beau, de l’eau (trouble) a coulé sous les ponts. Pas encore repris par Johnny Cash et Fiona Apple, le titre Bridge Over Troubled Water, enregistré à Los Angeles avec le Wrecking Crew, incarnait jusqu’alors la séparation du duo, survenue juste après la sortie du cinquième album du même nom. Ce soir, il reflète le temps qui passe et réunit les chemins. 50 Ways To Live Your Lover et la batterie mitraillette de Steve Gadd rappellent aux amoureux qu’il n’y a pas de place à New York pour le sentimentalisme de pacotille. Unique morceau solo de Paul Simon à se classe numéro 1, il s’agit de l’avant dernier titre du concert avant le rappel.

En guise de clôture le duo, désormais reformé, achève ceux qui auraient encore les yeux secs, avec le chef d’œuvre de storytelling qu’est The Boxer et sa foule en haillons, ses chômeurs et ses prostituées de la 7e Avenue. « After changes, we are more or less the same. »

Pour entamer le rappel, ce sont les titres adéquats Old Friends/Bookends (Neil Hannon n’a jamais dû se remettre de ne pas avoir écrit la ligne « Old Friends, sat on their park bench like bookends » « De vieux amis, assis comme des cales livres sur leur banc dans le parc ») et The 59th Bridge Song (Feelin’ Groovy), que Simon déteste mais qu’ils avaient interprété au festival de Monterey en 1967. Le contraste est donc d’autant plus marquant avec The Sound of Silence, qui vient évidemment clore le concert. Dans l’obscurité, cette vieille amie, la foule anonyme de « 10000 personnes, peut être plus » clape dans les mains en rythme, réagit au bruit « des mots des prophètes écrits sur les murs du métro ». Le feu d’artifice programmé ne s’allume pas, et Simon, avec un pragmatisme local, demande aux habitants de sa ville d’allumer leurs briquets avant de présenter les musiciens et de reprendre Late in the Evening. Il est temps de rentrer.

Epilogue

En 1991, une copine rencontrée quelques mois plus tôt en septembre lors de notre entrée en sixième, m’offre la cassette du concert, que j’écouterai tellement sur mon Aiwa qu’elle craquera moins d’un an plus tard. Les parents d’une autre copine de classe ont la VHS du concert, que je découvre dans la foulée. L’album s’étant vendu à plus de 1.7000.000 copies en France, tous les parents étaient fans (sauf les miens apparemment), il demeurera l’éternel compagnon des trajets en voiture l’été, sans ceinture et sans climatisation, pour toute une génération. A l’époque, l’un de mes livres préférés s’appelait Le Prince de Central Park. Il racontait les aventures d’un jeune garçon, parti se réfugier dans le parc pour échapper à sa famille d’accueil et à un petit dealer sanguinaire. Spoiler, le parc lui offrait également une nouvelle vie, et pour moi le concert à Central Park incarne encore aujourd’hui la célébration d’un monde pas toujours riant, mais où la vie reprend toujours le dessus. Ce sont ces bons sentiments un brin Disney qui vaudront au disque d’être éreinté par le Village Voice, qui n’y verra qu’un moyen cynique pour Warner de réenregistrer et ressortir les titres du groupe, détenus par CBS. L’appât du gain, ce vautour qui survole Manhattan, n’est jamais loin. Malgré ce qui avait été dit au départ, Simon & Garfunkel reprendront la route avant de se séparer de nouveau, coincés dans une relation toxique dans laquelle le concert restera une bulle qui rapporta 51.000 dollars à la ville.

Durant la canicule de l’été 48, E.B White écrivait dans son chef d’œuvre Here is New York que pour la première fois de son histoire, la ville était destructible. « Un simple escadron d’avions, pas plus gros qu’un vol d’oies, peut rapidement mettre fin à ce fantasme d’île, brûler les tours, réduire les ponts en miettes, transformer les passages souterrains en chambres de la mort, incinérer des millions. L’injonction de la mortalité fait désormais partie de New York : dans le son des jets par-dessus les têtes, dans les gros titres noirs de la dernière édition. » En 2001, j’étais chez Gibert lorsque j’ai vu la deuxième tour s’effondrer en direct, comme dans un cauchemar. Aujourd’hui, les Twin Towers ont laissé place à deux gouffres au pied du One World Trade Center, et après le passage au karcher des années Giuliani, dont on pensait qu’il éradiquerait définitivement le côté Gotham de la ville, la criminalité fait son retour sur les trottoirs désormais presque propres. La prochaine catastrophe ressemblera peut-être davantage au Jour d’Après, mais il ne fait aucun doute que la ville renaîtra encore et toujours, avec la même fièvre chaque week-end. « En direct de New York, on est samedi soir. »

Here is to you New York.

Le One World Trade Center à NYC
Le One World Trade Center à NYC

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