« Jamais très loin du cœur » : c’est la meilleure traduction que l’on puisse proposer du titre de ce neuvième album de Nada Surf, Never Not Together. Approximative, sans doute, si l’on s’en tient à la lettre. Mais fidèle à l’état d’esprit qui nous anime à l’heure d’en discuter avec le principal intéressé, Matthew Caws. Car même si l’on s’habitue trop facilement au luxe et au confort, Nada Surf fait partie des très rares formations qui, depuis un quart de siècle, ne nous ont jamais vraiment déçus. Comme souvent – presque toujours à vrai dire – les retrouvailles procurent cette fois-ci ce sentiment de familiarité immédiate et englobante, où le plaisir de la découverte semble inextricablement mêlé aux délices de la nostalgie.
Parfaitement à son aise dans cette zone de confort où l’équilibre entre mélodies pop et guitares énergiques est toujours respecté, le trio new-yorkais, renforcé ici par les apports du claviériste Louie Lino, évolue encore une fois à un niveau d’excellence que la force de l’habitude, le poids des années ou l’absence de toute trace d’effort apparent pourraient nous inciter à considérer négligemment comme un simple acquis. Pourtant, Caws parvient une fois de plus à développer le fil d’une écriture limpide où les méditations d’une transparence presque naïve sur l’état du monde s’entremêlent harmonieusement avec les rémanences de l’intime. Mieux encore, il semble s’appuyer sur les références discrètes à son propre passé musical pour renouveler une inspiration souvent brillante : les citations d’Always Love (2005) sur Live, Learn & Forget ; le récitatif scandé avec une frénésie intacte de Something I Should Do où résonnent les échos juvéniles de l’antique Popular (1996). Quelques fragments d’auto-citations légers et bienvenus qui reflètent l’un des thèmes principaux de la conversation qui s’engage : comment conserver une part de son adolescence passée tout en cheminant vers l’âge adulte ?
Dans quel contexte ce nouvel album a-t-il été conçu ?
Au quotidien, je m’efforce de travailler assez régulièrement et d’écrire au moins un petit truc ou deux tous les jours, même si ce n’est que pendant dix minutes. Ces dernières années, j’ai été pas mal occupé par ma vie de famille : je me suis marié, j’ai eu un enfant. Quand la deadline pour l’album a été fixée, j’ai donc du rassembler tous ces fragments et la plupart des nouvelles chansons ont donc été écrites assez rapidement, au cours de la dernière année. Certaines ont même été achevées en studio, jusqu’au moment où nous avons mixé l’album.
Concrètement, j’imagine que la vie de famille a eu un impact sur ton travail artistique.
Bien sûr. Pendant toutes mes décennies de célibat, j’écrivais souvent au milieu de la nuit. J’ai été obligé de réorganiser complètement mes méthodes de travail. C’est compliqué, mais c’est très positif aussi : ça m’a obligé à être plus concentré, plus efficace. Je ne regrette rien et j’ai même tendance à considérer comme une chance le fait d’avoir pu vivre plusieurs vies au cours d’une même existence. Depuis quelques temps, nous avons embauché une nounou pour quelques heures par semaine : j’essaie d’en profiter quand elle est là pour me reposer un peu et avancer aussi dans mon travail.
Sur le plan musical, ce nouvel album semble intégrer davantage de claviers et de sonorités synthétiques.
C’est vrai et c’est sans doute lié au fait que nous avons fait cette tournée en 2017 pour le quinzième anniversaire de Let Go (2002). Il y avait aussi pas mal de claviers sur cet album et, comme nous l’avons rejoué dans son intégralité, cela nous a sans doute influencé pour Never Not Together. En plus, Doug Gillard qui joue de la guitare avec nous depuis quelques années est également membre de Guided By Voices et il n’était pas toujours disponible. Nous n’avions pas envie de redevenir un trio et nous avons donc demandé à notre ami Louie Lino de nous rejoindre. C’est lui qui joue des claviers sur la plupart des nouveaux titres.
Je trouve que vos vieilles influences britanniques sont, une fois encore, très présentes sur cet album. Certaines des lignes de basse de Daniel Lorca ressemblent vraiment beaucoup à celles de Peter Hook.
C’est toujours très inconscient. Je suis toujours très réticent à l’idée d’aborder l’enregistrement d’un album en ayant une intention trop claire ou trop explicite. Nous ne nous sommes pas dit : » Tiens, si nous enregistrions un album à l’anglaise ? « Mais tu as sans doute raison et ce n’est pas un hasard non plus si nous avons enregistré à Rockfield au Pays de Galles, dans le studio où ont travaillé tous ces groupes que nous adorons comme Echo & The Bunnymen ou Simple Minds. Je pense que cela participe de notre état d’esprit et peut-être que cela nous a donné un peu plus d’énergie et que cela nous a poussés inconsciemment à mettre la barre un peu plus haut pour nous montrer dignes de nos prédécesseurs. Le fait d’être quatre depuis quelques années a aussi changé un peu l’ambiance du groupe. Plus on est nombreux, plus l’état d’esprit du groupe devient festif.
Ces dernières années, vous avez eu l’occasion de vous pencher sur le passé du groupe : la tournée anniversaire de Let Go, plusieurs albums hommages qui vous ont été consacrés. Avez-vous redécouvert des éléments dont vous ne vous souveniez plus ?
Cela va au-delà de la redécouverte des chansons que je n’avais plus écouté depuis longtemps, pour certaines. J’ai mieux réalisé à quel point la vie est longue. J’ai souvent cette impression assez surprenante quand j’entends une de nos chansons dans un lieu public ou dans une soirée et que je ne réalise pas tout de suite que c’est moi qui l’ai écrite. Au bout d’un moment, je me dis : « C’est pas mal ! Qui ça peut bien être ? » (Rires) Mais, au-delà du jugement de valeur, le plus étrange est d’éprouver ce sentiment de familiarité un peu vague, de reconnaître confusément quelque chose qui est proche de moi mais sans l’identifier exactement. C’est plutôt cool finalement : je me dis que j’ai de la chance d’avoir encore deux bras, deux jambes et un cerveau à peu près en état de marche tout en étant assez vieux pour avoir oublié mes propres chansons. J’ai commencé à m’en rendre compte assez tôt, quand je suis rentré dans la trentaine.
Et comment prends-tu le fait que d’autres groupes vous rendent hommage sur l’album Standing At The Gates (2018) ?
Mon état d’esprit a commencé à évoluer dès que je suis sorti de cette première phase d’excitation post-adolescente où l’ego occupe une place démesurée, un peu comme dans la petite enfance. L’ego a besoin de s’affirmer à ce stade infantile parce que l’on éprouve encore le besoin de crier pour signaler aux parents qu’on a faim ou qu’on est fatigué. Un de mes psychothérapeutes m’a expliqué que, lorsque l’on devient adulte, on a moins besoin de son ego mais qu’il continue tout de même d’être là. J’ai appris à prendre une certaine distance avec mon ego, tout en l’acceptant et en le remerciant de m’avoir protégé pendant toutes ces années. Je crois que je suis quelqu’un de plutôt positif, même si il y a une tradition de dépression dans ma famille. Je suis dépressif moi-même mais j’ai appris à me battre. Ces dernières années, j’ai gagné ce combat. J’espère que ça va continuer. Evidemment que c’est agréable et rassurant d’être reconnu et apprécié par ses pairs. Je pense même que c’est un droit fondamental de l’être humain. J’ai entendu parler de cette tribu en Afrique dans laquelle, quand un membre du clan est surpris en train de voler ou de commettre un délit, l’ensemble de la tribu se place en cercle autour de lui pour lui réaffirmer à quel point il est fondamentalement bon. Je trouve ça fantastique.
Ce thème de l’ambivalence du passé, de la nécessité de conserver le souvenir tout en pratiquant l’oubli a toujours été très présent dans tes textes et c’est encore le cas sur le nouvel album.
Absolument. C’est très important selon moi de pratiquer cette forme d’auto-correction. C’est ce qui m’a permis de progresser. Je n’ai été en thérapie que deux fois dans ma vie mais j’ai pu en dégager des éléments très intéressants. La dernière fois, mon psychothérapeute ne me parlait presque jamais de mon passé. Je m’attendais à ce que nous discutions de mon enfance, qu’il me pose des questions sur mes parents. Pas du tout. Il se concentrait sur le présent et sur l’avenir. J’ai trouvé ça formidable. J’ai retrouvé dans cette démarche ce que j’apprécie aussi chez des auteurs zen et dans la pratique de la méditation. J’aime beaucoup cette idée de l’acceptation inconditionnelle de l’instant, quel qu’il soit.
Des fragments du passé semblent aussi resurgir dans certaines nouvelles chansons : une référence à Outside Of Love dans Come Get Me ; une autre à Popular sur Something I Should Do.
C’est drôle, en effet. Pour Something I Should Do, tout est parti d’un tweet d’un fan français qui suggérait que nous écrivions une version modernisée de Popular sur l’impact des réseaux sociaux sur les adolescents dans les années 2000. Quand notre manager m’a transmis le message, j’ai trouvé que c’était une très mauvaise idée. Nous avions déjà enregistré la trame du morceau et Daniel m’a dit qu’il trouvait qu’une section parlée s’intègrerait bien à la chanson. J’ai d’abord refusé et puis, quelques semaines plus tard, alors que je voyageais en train, j’ai réfléchi aux thèmes évoqués dans la chanson, à ces questions d’empathie, à la nécessité de faire appel à l’émotion dans une conversation quand les faits objectifs ne suffisent plus et j’ai rédigé ce texte en quelques minutes. Je suis surtout content, avec le recul, que nous ayons attendu aussi longtemps avant de revenir sur nos propres traces. C’est bien que nous ayons mis vingt-cinq ans pour enregistrer un Popular-bis.
A ce propos, quels souvenirs conserves-tu de Ric Ocasek qui a produit votre premier album ?
J’ai écrit un texte au moment de sa mort pour saluer son ouverture d’esprit et la gentillesse dont il avait fait preuve à l’époque quand je lui avais fait parvenir nos premières démos. Il était très efficace. Sur le plan des chansons ou de la production, il n’a pas forcément cherché à modifier énormément ce que nous avions déjà conçu. Mais il nous a énormément aidé en nous protégeant. Je pense que ce n’est pas un hasard si il a souvent travaillé avec des groupes débutants. Je crois qu’il appréciait le côté très brut et très spontané des premiers albums. Je me souviens très bien des premières fois où il m’a invité chez lui pour discuter. Il était très bienveillant et je pense qu’il cherchait à me préparer psychologiquement, à s’assurer que j’étais prêt à enregistrer ce premier album, à vérifier que je n’étais pas trop nerveux ou trop inquiet.