Vous avez peut-être apprécié à leur juste valeur les documentaires Benda Bilili ! de Renaud Barret et Florent de La Tullaye puis Sugar Man de feu Malik Bendjelloul sortis sur les écrans français en 2010 et 2012 ? Vous aimez la musique de la “British invasion” comme celle de leurs héritiers psychédéliques américains célébrés par les compilations Nuggets ? Les noms d’Amadou & Mariam évoquaient pour vous une ambiance festive avant que l’infernal Matthieu Chedid ne vienne tremper sa nouille dans le mafé alors que celui de Jacco Gardner vous fait dresser l’oreille ? Alors le documentaire We Intend To Cause Havoc ! réalisé par Gio Arlotta, a priori modèle du genre bien de son temps, saura retenir votre attention. Comme la réédition de la musique de Sixto Rodriguez par Light In The Attic avait précédé le film qui l’a sorti de l’ombre, l’histoire de ce We Intend To Cause Havoc ! commence par une redécouverte façon “digging” du rock de Zambie, ce pays d’Afrique australe sans accès à la mer indépendant depuis 1964. La Zambie auparavant Rhodésie du Nord tire son nom du fleuve Zambèze (“La Corrèze avant le Zambèze”). Eothen Aram Alapatt dit Egon, encore jeune Californien dans les années 2000, avec un père originaire d’Inde, travaille pour la maison de disques rap (mais pas que…) Stones Throw et a initié dès 2002 son propre label de rééditions Now-Again. L’artiste canadien Koushik, alors signé sur Stones Throw, est le premier à lui recommander d’explorer les méandres du “zamrock”. Ses complices Caribou et Four Tet confirment au point d’inciter Egon à essayer de contacter quelques-uns des musiciens survivants présents sur les réseaux sociaux. L’Internet a ses limites et rien ne garantit de réponse. Bref en 2012, à force de patience et moyennant un investissement de 30 000 dollars, une partie de la musique du groupe zambien WITCH, acronyme de We Intend To Cause Havoc! (si voulez l’écouter sur Spotify utilisez le nom complet parce que d’autres groupes ont choisi de s’appeler Witch, dont celui qui réunit Jay Mascis de Dinosaur Jr et King Tuff) dépasse grâce à Now-Again le cercle des rares initiés et parvient aux oreilles du réalisateur Gio Arlotta.
Cet Italien installé à Londres connaît la musique. Pressenti pour réaliser le vidéoclip du nouveau champion psychédélique nééerlandais Jacco Gardner, il profite en 2014 d’un voyage professionnel en Tanzanie pour rejoindre la Zambie voisine plutôt que de faire du tourisme et admirer le Kilimanjaro. Il fait enfin sur place la connaissance d’Emmanuel “Jagari” Chanda, chanteur de WITCH, avec qui il sympathise et commence à le filmer. Deux ans plus tard, il est de retour avec son chef opérateur dans la capitale locale Lusaka où il accueille Jacco Gardner et son batteur Nic Mauskoviç, un temps aussi celui du groupe Altin Gün, pour rencontrer Jagari et apprivoiser en sa compagnie la musique de WITCH : un premier concert de reformation a lieu avec le renfort à la guitare de Victor Kasama, le Hendrix local cloué dans un fauteuil roulant par la polio, un unique album au compteur avec ses The Oscillations. WITCH n’avait plus joué sur scène depuis trente ans, et Jagari depuis encore plus longtemps. WITCH a sorti 7 albums de 1974 à 1984, mais son chanteur s’est éclipsé après le cinquième en 1977. WITCH a sorti sans lui 2 autres albums dans les années 1980, l’un à tonalité disco, l’autre supposément métal (pas eu le loisir de vérifier). Une histoire classique de groupe, me direz-vous. Sauf que nous sommes avec WITCH en Zambie, dans un pays enclavé, coincé entre Tanzanie, Malawi, Zaïre de Mobutu, Mozambique et Angola libérés du joug de la dictature portugaise de Salazar en 1975, Botswana, Namibie protectorat sud-africain jusqu’en 1990 et Zimbabwe après avoir été Rhodésie sous domination blanche au nom d’une idéologie proche de l’apartheid en Afrique du Sud. Le prophète Bob Marley s’est arrêté en 1980 un an avant sa mort au Zimbabwe indépendant du futur despote Mugabe mais n’est jamais venu en Zambie.
Dans les années 1980, la faillite économique du pays conduit carrément à la famine et la musique devient secondaire. Jagari, influencé par James Brown venu jouer à Lusaka en 1970 comme par The Rolling Stones, ne s’appesantit pas vraiment dans le documentaire sur la mort des quatre autres membres fondateurs de WITCH. Contrairement à son modèle Mick Jagger, il est resté fidèle à sa femme. Elle évoque son arrestation arbitraire pendant plusieurs mois par le gouvernement sans qu’on sache si son ancien statut de vedette lui a valu un traitement particulier en guise d’exemple ou si le simple fait d’être devenu enseignant le rendait suspect. Jagari, passé par la case “born again”, où la musique était profane voire stigmatisée, était désormais obligé de gagner sa vie comme mineur en pierres précieuses quand des étrangers blancs sont venus le trouver pour lui faire savoir que la musique de WITCH pouvait toucher au-delà des frontières de la Zambie un nouveau public. Gio Arlotta devenu son manager organise en 2017 une tournée européenne, qui passe par l’Espace B à Paris grâce au DJ spécialisé Victor Kiswell, prolongée dans les festivals en 2018 puis aux États-Unis jusqu’à l’an dernier. Jagari se déchaîne derrière le micro comme aux percussions pour le plus grand plaisir d’une audience enthousiaste de hipsters barbus et tatoués souvent bien accompagnés. Patrick Mwondela, membre de WITCH avec le guitariste principal et le bassiste originels après le départ de Jagari et ensuite exilé en Angleterre, pas très loin de Colchester sans pour autant avoir croisé le chemin de Damon Albarn, joue des claviers, avec Jacco Gardner à la basse et Mauskoviç à la batterie. La formation est complétée par les guitaristes allemand Jan Weissenfeldt et helvète Stefan Lilov, puis par l’hyperactif canadien devenu montréalais Michael Rault, eux aussi bien plus jeunes que les deux Zambiens. Sans vouloir tirer une morale de tout ce “storytelling”, où des musiciens africains “flashent” sur des sons anglo-saxons eux-mêmes inspirés d’un rythm and blues afro-américain dont les racines remonterait jusqu’au blues malien (la boucle est bouclée blah blah blah…), sans grand intérêt si la musique de WITCH ne rappelait pas effectivement au premier abord 13th Floor Elevators ou bien le séminal The Trip de Kim Fowley, il est quand même frappant de constater qu’une scène très populaire en son temps à l’échelle locale comme le “zamrock”, avec d’autres artistes que les seuls WITCH, a failli disparaitre. En ces temps de Coronavirus, qui sait si les musiciens zambiens contraints de passer à autre chose n’ont pas été des pionniers face à ce qui guette le secteur tout entier de la pop occidentale ? Restons optimistes : pas question de rater, le jour venu, un prochain concert français de WITCH. Et ce pays africain a beau depuis longtemps être privé de disquaires : un jour j’irai en Zambie avec toi.