En 1968 naissait le label londonien Trojan Records emblématique des genres musicaux jamaïcains ska et reggae. Rudeboy : The Story of Trojan Records mélange reconstitutions jouées par des acteurs, entretiens avec les figures majeures du premier mouvement musical multiculturel spécifiquement britannique et archives. Le documentaire du réalisateur anglais Nicolas Jack Davies éclaire un pan d’histoire tout à la fois régulièrement revisité et encore trop méconnu.
Les Caraïbes sont une zone géographique d’une richesse musicale inouïe parmi laquelle la Jamaïque occupe une place particulière, retracée en 2017 par l’exposition parisienne Jamaica Jamaica ! à La Philharmonie de Paris. L’an dernier sont également parus outre-Manche Rudeboy : The Story of Trojan Records (Eye Books) et Trojan : The Art of the Album (BMG), beaux livres de Laurence Cane-Honeysett, spécialiste de la musique jamaïcaine ancien salarié du label dans les années 1990, déjà auteur avec Michael de Koningh en 2003 de Young, Gifted and Black : The Story of Trojan Records (Sanctuary). Leur prolongement filmé par Nicolas Jack Davies, moitié du binôme Fred and Nick distingué pour ses vidéoclips (Mumford & Sons, PJ Harvey, Elbow, Coldplay, White Lies…), s’ouvre sur une évocation du dénommé Duke Reid dans la Jamaïque du milieu des années 1950. Cet ancien flic sillonne l’île au volant d’une camionnette Ford modèle Trojan pour faire danser au rythme de son “sound system”. Une activité de disco-mobile a priori bien innocente pourtant loin d’être de tout repos : face à des rivaux comme Clement “Coxsone” Dodd, il n’est pas rare de détruire la sono ou bien les vinyles de son concurrent ! Le réalisateur américain Whit Stillman (Metropolitan, Barcelona, The Last Days of Disco, Damsels in Distress, Love & Friendship) avait d’ailleurs un temps imaginé un projet de film sur ces premiers DJ’s. Kool Herc, leur héritier né en 1955 à Kingston, la capitale jamaïcaine, sera derrière les platines des « block parties » à New York lors des débuts du hip hop avant un phénomène rap global bien au-delà des « sound systems ».
En 1962, l’indépendance de la Jamaïque par rapport au Royaume-Uni, sa puissance coloniale, coïncide avec les débuts du label local de référence Studio One de Dodd, le premier 45 tours de Bob Marley et la popularité du ska, genre musical qui précède de plusieurs années le reggae. Rudeboy… le rappelle à juste titre : l’immigration jamaïcaine vers son ancienne métropole est alors déjà une réalité : londonien depuis 1952, Lee Gopthal, métis d’origine indo-asiatique né en 1939 à Kingston et mort en 1997, s’associe dès le début des années 1960 à son compatriote blanc Chris Blackwell, responsable du label Island, pour ouvrir des magasins de disques puis y importer des productions jamaïcaines. Ils passent en 1968 à la vitesse supérieure et initient Trojan, avec son logo caractéristique de soldat grec stylisé, pour surfer sur la fin de la vague ska et enchaîner sur celle du reggae.
Dès l’année suivante, Israelites de Desmond Dekker devient le premier numéro un du genre au Royaume-Uni. Blackwell va reprendre ses billes et devenir de son côté le parrain d’un reggae mondialisé via Bob Marley mais aussi Jimmy Cliff, la vedette du film The Harder They Come de Perry Henzell en 1972. Trojan connaît pour sa part une demie-douzaine d’années fastes, symbolisées par le succès de ses compilations Tighten Up. En 1975, année du Live de Bob Marley enregistré au Lyceum de Londres, Gopthal doit céder Trojan, un an avant la mort de Reid l’insulaire. Mais le reggae n’en finit plus d’infuser la musique britannique : si The Clash popularise le genre auprès de son public blanc dès son album inaugural en 1976 ; une décennie plus tard, le troisième album de Big Audio Dynamite (1988), le groupe de Mick Jones et Don Letts, interviewé dans Rudeboy…, s’intitule Tighten Up Vol.88. Les Specials, dont Neville Staple, l’une de ses voix est ici à l’honneur, reprennent en 1979 sur leur album inaugural quatre titres reggae ou ska dont Rudy, A Message To You de Dandy Livingstone ou bien le Monkey Man de Toots And The Maytals, et Jerry Dammers, moteur des Specials, tente de fédérer autour du label 2 Tone leurs compatriotes blancs de Madness mais aussi l’autre formation métissée The Selecter, dont la chanteuse noire Pauline Black (adoptée par des parents blancs) raconte le choc qu’avait pu être la musique reggae du label Trojan. Au rythme de reconstitutions mi-This Is England mi-Dancing On The Edge, l’esthétique de Rudeboy… se veut donc au goût du jour, loin de celle, moins léchée, du film de fiction Babylon de Franco Rosso (1980) en guise de témoignage de la scène reggae à Londres. Du côté de Bristol quelques années plus tard, le collectif The Wild Bunch développe sa propre culture du « sound system » pour devenir Massive Attack, formation emblématique du trip hop. Uniquement fort de son catalogue passé, celui des années 1960 (y compris les références hors label seulement distribuées d’avant 1968) et 1970, Trojan a été racheté par la société discographique BMG, coproducteur de ce Rudeboy : The Story of Trojan Records, forcément (bien) orienté pour en vanter la gloire.