À la charnière des XXe et XXIe siècles, il y eut une ribambelle de disques — ou de chansons et/ou remixes – qui ont définitivement démocratisé les influences de la house sur la musique pop (et vice versa). Entre l’inusable Missing d’Everything But The Girl, les productions de The Chemical Brothers ou les tics eighties de Jacques Lu-Cont (pour faire bref), il y eut aussi les deux hymnes lascifs et hédonistes signés Moloko. Derrière le nom emprunté à la boisson fétiche des très mauvais garçons d’Orange Mécanique, se cachaient depuis Sheffield, l’Irlandaise Róisín Murphy et l’Anglais Mark Brydon, bricoleurs de sons qui se sont retrouvés presque malgré eux sous le feu des projecteurs et des boules à facettes et paillettes. Alors que la chanteuse sort ces jours-ci un nouvel album épatant – le bien nommé Hit Parade – et que son ancien alter-ego a lui disparu des radars, retour en deux temps (une interview réalisée en l’an 2000 et la chronique par Estelle Chardac de la compilation Catalogue, parue en 2006) sur le parcours en dents de scie du tandem.
Classé espoir de la catégorie trip hop (?!) à la sortie de son abracadabrant premier album Do You Like My Tight Sweater? (1996), ignoré au moment de son expérimental deuxième essai I Am Not A Doctor (1998), Moloko aurait pu disparaître sans laisser de traces. C’était sans compter sans le miracle dit du remix. Magnifié par le travail Boris Dlugosch, Sing It Back, ritournelle à la sensualité étourdissante, s’est d’abord imposé dans les clubs enfumés puis dans les supermarchés du monde entier. Un succès qui n’est pas monté à la tête de Róisín Murphy et Mark Brydon, qui réalisent avec Things To Make And Do un disque vicieusement pop et dansant, entre électronique aventureuse et acoustique savoureuse. Comme quoi, la chance ne sourit bien qu’aux audacieux.
Mark : Notre grande chance est d’avoir terminé l’enregistrement de Things To Make And Do avant que le remix de Sing It Back par Boris Dlugosch ne se mette vraiment à cartonner. Nous avons achevé les dernières prises en juin et le morceau est devenu en hit en août, même si on sentait depuis quelques semaines qu’il pouvait se passer quelque chose d’énorme. Ensuite, c’est vrai, on a remanié deux ou trois titres juste avant Noël… Mais on ne s’est pas dit après coup : “Bon sang, appelons Boris pour remixer tous les morceaux et tout va aller comme sur des roulettes !” En fait, Sing It Back est un accident dans la voie que nous avons décidé de suivre, un heureux accident certes. Mais ça ne doit en aucun devenir la référence à suivre. Nous avons plus d’ambition artistique que cela… Il serait stupide que d’essayer de n’avoir que deux ou trois hits et de délaisser tout appétit créatif.
Le premier single extrait de ce nouvel album, The Time Is Now, reste étonnamment proche de Sing It Back, non ? Une coïncidence ?
Mark : Cela correspond surtout à une envie de faire des choses plus simples.
Róisín : Ce qui ne veut pas dire que nous arrêtons pour autant de faire des choses confuses et compliquées !
Mark : Bien sûr, ce morceau est à prendre comme un proche cousin de Sing It Back… Mais notre ambition première était de composer une chanson qui ait la même structure qu’un morceau dance tout en l’enregistrant avec des instruments acoustiques. Certes, dans l’absolu, l’idée n’est pas si radicale, mais pour Moloko, c’est presque une démarche extrême.
On trouve sur le disque la version remixée de Sing It Back.
Mark : (Agacé.) C’est une décision du label. Voilà… Je crois que l’on peut vivre avec ça, y survivre en tout cas. Personnellement, je n’étais pas particulièrement pour. À la limite, j’aurais préféré que l’on réédite le deuxième album avec. Ça me semblait plus logique.
Róisín : Que ce soit cool ou pas, je m’en moque. Je crois qu’en tant que public, je serais très déçue si j’achetais un disque de Moloko en étant persuadé qu’il y ait un morceau et que finalement celui-ci n’y figure pas… Après tout, ce titre s’est retrouvé sur toutes les compilations house possibles et imaginables, je ne vois pas pourquoi il ne pourrait pas être sur l’un de nos disques, c’est un comble !
Mark : Oui, mais d’un autre côté, on a essayé de construire le Guggenheim et ils te foutent un McDonald juste à côté !
Róisín : Tu rigoles j’espère, ce n’est pas un McDonald !
Mark : D’accord, j’exagère… Mais nous avons essayé de créer avec ce disque une véritable entité plutôt que de présenter une collection de chansons et le fait d’inclure finalement Sing It Back rompt un peu l’équilibre;
Lorsque vous entendez l’une de vos chansons remixées par un autre artiste, vous pensez qu’elle vous “appartient” encore ?
Róisín : Tout dépend du genre de remix !
Mark : Certains sont même complémentaires…
Róisín : On a toujours choisi qui allait remixer nos morceaux, et toujours discuté ensemble du pourquoi de tel ou tel choix. Nous n’avons jamais laissé notre label décider pour nous. En général, on s’attendait à peu près à ce que l’on allait obtenir. C’est intéressant, je trouve, d’envoyer l’une de tes chansons à quelqu’un que tu admires et qu’il te la renvoie avec sa propre vision. Et puis, tu apprends des choses sur ta propre façon de composer… Pour Sing It Back, le plus amusant, c’est que l’initiative est venue de Boris lui-même. Il a remixé le morceau dans son coin puis nous a fait parvenir le résultat.
Mark : Mais en général, il ne faut pas se leurrer : quand tu passes une “commande” à un autre artiste, il est tout de même rare que celui-ci te fasse bénéficier de ses meilleures idées…
Pour la première fois, vous avez enregistré un album en groupe et non plus en duo.
Róisín : Effectivement, on a déjà travaillé avec des musiciens, mais ils ne venaient que pendant une heure pour jouer leurs parties, puis s’en allaient. Alors que nous, nous étions immergés en studio pendant six mois ! Cette fois, nous avons effectivement décidé de bosser avec les musiciens qui nous accompagnent sur scène. Pendant un mois, nous sommes restés ensemble. Et ça a provoqué une énorme différence pour Mark et moi. Nous avons écrit tous les morceaux avant de les enregistrer à Londres.
Pourquoi cette décision d’impliquer les musiciens cette fois ?
Mark : Nous avons senti que si l’on restait juste entre nous deux, nous tomberions dans les mêmes travers. Nous avons tourné avec ces gens-là et nous adorions la façon dont les morceaux sonnaient en concert. Auparavant, on luttait pour adapter de façon pertinente à la scène nos versions studio. Moloko reste une aventure très particulière, c’est une histoire entre Róisín et moi, je crois. C’est avant tout le résultat de nos instincts respectifs. Cette nouvelle façon de travailler s’est avérée très libératrice. Tout ce que nous avions fait avant, Róisín et moi, isolés dans une pièce du reste du monde, avec des ordinateurs et un sampleur, il n’y avait aucun intérêt à le reproduire une fois encore. Je me suis aussi aperçu que l’on pouvait réaliser des idées très vite dans un studio plus traditionnel. En juin dernier, nous sommes allés un mois dans celui des Cocteau Twins, à Londres. On a pu utiliser beaucoup de vieux matériel, des pédales d’effets, des trucs bizarres, et tenter des choses.
Róisín : C’était vraiment agréable, cette fois. Je garde même un bon souvenir de l’enregistrement des chansons les plus tristes ! Partir en tournée pour I’m Not A Doctor nous a permis de nous ressourcer. Car juste après la sortie de l’album, tout semblait s’effondrer. On devait tout le temps négocier avec le label, assurer la promo d’un disque que les gens, a priori, n’aimaient pas… Ça n’avait plus grand chose à voir avec la musique. Nous sommes partis sur la route, loin de tout ça, avec ces musiciens qui avec le temps, sont en plus devenus nos meilleurs amis. Il existait une alchimie parfaite entre nous. Et l’on s’est dit qu’il pouvait être intéressant de pousser plus loin cette implication.
Vous avez également changé votre façon de composer ?
Mark : Oui, je crois que nous avons essayé le plus souvent d’aller vers l’essentiel, ce qui n’était pas forcément dans notre nature auparavant. Le fait d’avoir travaillé dans un vrai studio a aussi modifié notre vision de nos chansons.
Róisín : On ne s’est pas entretué pour une fois ! Surtout quand il n’y avait aucune raison d’en arriver là… Pour ce disque, on a travaillé chacun de notre côté pour l’écriture des morceaux.
Mark : C’était beaucoup plus sain que d’habitude.
Róisín : On voulait chacun développer des idées différentes et il valait mieux le faire de notre côté plutôt que de s’annihiler dès le départ ! Pour ce troisième album, je crois que l’on voulait aussi essayer de prendre du plaisir à faire de la musique.
Things To Make And Do fut plus agréable à enregistrer que I Am Not A Doctor ?
Róisín : Oh oui !
Mark : Je ne serai pas si catégorique. J’ai eu pas mal de satisfaction sur le précédent. Beaucoup d’idées que nous avons pu mener à bien sur Things To Make And Do ont été initiées à ce moment-là. Tout comme nous avons écarté pas mal de pistes que nous nous escrimions à suivre : dans le processus créatif, il est souvent très important de découvrir les choses que finalement, tu n’as pas envie de faire.
Róisín : C’est vrai… Ce troisième album est sans aucun doute le plus accompli à l’aune de ce que nous avons envie de faire depuis le départ… Nous avions progressé sur I Am Not A Doctor par rapport à Do You Like My Tight Sweater?. Après, que cela ait fonctionné ou pas, plu ou non, c’est une autre histoire. C’était pour nous le temps de l’expérimentation en quelque sorte. Nous avons laissé libre cours à notre imagination, que ce soit dans la composition, dans la programmation… La technologie permet toujours de changer ton approche de la musique, même pour quelqu’un comme Mark, qui traîne dans les studios et enregistre depuis des années. Il découvre toujours un “instrument” encore plus poussé qu’il doit apprendre à maîtriser. Et parfois, il est plus excitant de découvrir quelque chose que de savoir s’en servir à la perfection.
Aujourd’hui, vous voyez I Am Not A Doctor comme une étape “nécessaire” pour parvenir à la qualité de Things To Make And Do ?
Róisín : Absolument.
Mark : De toute façon, on ne peut rien changer, ça s’est passé ainsi. Je ne peux pas dire que tel disque est meilleur que l’autre. Pour moi, chaque album a sa pertinence. Quand on a fini Things To Make And Do, j’ai réécouté I Am Not A Doctor pour la première fois depuis longtemps. Tout le monde nous a dit que ce disque n’était pas très bon…
Róisín : (L’interrompant.) Son problème, c’est surtout qu’il n’était pas commercial.
Mark : Et parfois, les gens se montrent si convaincants que tu finis par te ranger à leur avis. En le réécoutant, je ne l’ai pourtant pas trouvé si mauvais que ça… Pour nous, c’était surtout une progression. Do You Like… était un disque très énergique, I Am Not A Doctor, une œuvre plus sombre, difficile, alors que Things To Make And Do est l’album où toutes les pièces du puzzle s’assemblent. Le quatrième sera bien sûr un classique et le cinquième, très faible !
Róisín : En fait, maintenant, on sait ce dont nous avons vraiment envie. C’est pour cela que le quatrième album pourrait s’avérer meilleur. Le meilleur, même… Lorsque nous avons commencé à travailler sur Things To Make And Do, nous n’avions pas d’idées précises quant à la direction que nous empruntions.
Mark : Ce qui est sûr, c’est qu’avec l’intérêt naissant autour de Sing It Back, on sent qu’on commence à être “accepté” et ça te donne une confiance certaine dans ce que tu fais.
Quels souvenirs gardez-vous aujourd’hui de Do You Like My Tight Sweater ? Mark : La plupart des morceaux ont été enregistrés alors que nous sortions jusqu’au milieu de la nuit ! Nous étions entourés par beaucoup d’amis, de DJ’s… Róisín : C’était une époque très grisante, plus grisante sans doute. Nous faisions preuve de plus de plus naïveté également. On était plus sociable, tout le monde sortait plus que maintenant, il y avait plus d’excitation. Mais ce n’est pas de la nostalgie, car je suis vraiment heureuse d’en être arrivée là, aujourd’hui, d’avoir, je crois, vraiment progressé d’un point de vue artistique.
Vous vivez toujours à Sheffield : vous n’avez jamais pensé à vous installer à Londres ou dans une ville plus “importante” ?
Mark : Ici, j’ai mon studio, je suis à l’aise, j’ai tous mes repères. Je crois qu’il me serait difficile, et encore plus aujourd’hui, de quitter cette ville. En plus, je n’ai jamais composé en dehors de Sheffield, ça ne m’est jamais arrivé !!
Róisín : Hey, c’est faux, tu as bien composé des trucs pour Boy George à Londres !
Mark : Mouais, on a vu ce que ça a donné…
Peut-on faire un parallèle entre votre nouvel album et le Pickled Eggs & Sherbet de The All Seeing I, pour leur éclectisme, cette manière de marier l’électronique, un esprit “dance” et une orientation plus pop…
Róisín : On peut aussi comparer le disque de The All Seeing I avec nos albums précédents ! Parrot, son rôle, c’est de surveiller tout ce qui se passe à Sheffield et de puiser son inspiration à droite à gauche, pour être sûr de ne rien rater…
Mark : Le disque de All Seeing I est vraiment un projet centré sur Sheffield. Tous les artistes impliqués vivent ou ont vécu à Sheffield. Nous, nous n’appartenons à nulle part, à aucun lieu précis, musicalement en tout cas. Le parallèle s’arrête donc là, je suppose. J’aime bien ce qu’ils font, je trouve qu’ils sont aventureux dans leur manière d’aborder la pop music, ils ont une démarche expérimentale. En cela, nos démarches sont effectivement similaires car la pop music n’est pas supposée être expérimentale…
Vous pensez qu’avec cet album, vous avez réussi le dosage parfait entre un esprit expérimental et une approche pop et accrocheuse ?
Mark : Je crois que nous nous sommes rapprochés de la formule que nous essayons d’établir depuis nos débuts. Mais je ne sais pas si c’est suffisant. À chaque fois que tu réalises un disque, tu as l’impression de passer un examen. Le public, les journalistes constituent le jury… Et quand j’ai commencé à faire de la musique, j’étais loin de penser que ce serait ainsi ! En fait, quelque temps avant la sortie de ton disque, tu commences à analyser ce que tu as réalisé. Lorsque tu commences à parler aux… dictaphones, lorsque tu as à répondre aux questions des journalistes, tu commences à t’interroger sur ce que tu viens de faire. Mais je trouve ça très sain au bout du compte.
Róisín : De toute façon, quoi qu’il arrive, il faut que nous enregistrions cette musique, c’est notre raison d’être. Et personne ne peut nous en empêcher, que nous soyons compris ou incompris. Nous allons continuer à suivre notre chemin. Personne ne nous dictera la route à prendre.
MOLOKO
Catalogue
(Echo/PIAS)
“Est-ce que tu aimes mon pull serré ? Vois comme il épouse les formes de mon corps”. Toutes les histoires qui commencent par une phrase de ce calibre sont forcément vouées à proposer de beaux lendemains. Selon la légende, c’est ainsi que Roísín Murphy aborde Mark Brydon en 1994, amorçant ainsi une relation professionnelle et amoureuse de dix ans. La jeune Irlandaise n’a peut-être connu qu’une expérience-éclair au micro du groupe mancunien And Turquoise Car Crash The, mais Mark a déjà fait ses classes au sein de la scène électronique de Sheffield. La paire s’accorde immédiatement à faire coïncider ses envies d’une pop expérimentale lorgnant sur la dance-music. Avec sa voix nasale et cassée, Roísín offre une personnalité vocale atypique au projet, bientôt assimilé à la naissante mouvance trip-hop. La presse accueille à bras ouverts le premier album de Moloko, baptisé Do You Like My Tight Sweater? en hommage à cette phrase qui fomenta leur rencontre, mais le public boude, en dépit d’une tournée en première partie des très exposés concitoyens de Pulp. Alors que ce premier effort paraît daté et maladroit à la réécoute, son successeur I Am Not A Doctor (1998) – dont seul subsiste ici l’irritant The Flipside – joue encore plus d’étrangeté. Nichée parmi d’indigestes escapades drum’n’bass, une comptine nommée Sing It Back attire heureusement l’attention de Boris Dlugosh. Ce DJ allemand discret s’en empare et livre un remix euphorique qui ouvre enfin les portes du succès au duo. Rythmée par une guitare acoustique aérienne, cette mignardise disco, toutes cordes dehors, épouse à merveille la voix de Roísín ainsi que ses jolies courbes dans un clip kaléidoscopique d’anthologie. Son minois la propulse icône de la génération électronique. Fort de cette confiance renouvelée, Moloko se paye le luxe de poser une nouvelle carte maîtresse avec un autre hymne élégant, The Time Is Now, extrait de Things To Make And Do (2000). Le single suivant, Indigo, crie si fort le mot electroclash qu’il est impossible de ne pas y voir les prémisses d’une scène qui se fera malheureusement sans eux. Car Mark et Roísín décident de se séparer peu avant l’enregistrement de Statues en 2003. Dommage pour cet album, le plus bigarré et chaleureux de leur carrière, porté par la disco-samba orchestrée de Familiar Feelings ou la rigueur monacale du morceau-titre, poignant miroir tendu vers une relation en décomposition. Les histoires d’amour finissent effectivement toujours mal. Mais au moins certains gardent-ils une trace de ces instants volés à l’éternité.
Estelle Chardac