Le rendez-vous avait été fixé en toute fin d’après-midi, dans les locaux de son label, Polydor, à Londres. Je suis à peu près certain que c’était au mois de novembre. La nuit était tombée tôt, il pleuvait. Lors de cet entretien qui a frôlé l’heure, Mark Hollis n’a bien sûr pas du tout ressemblé à sa musique – taiseuse, ascétique, bouleversante, avec le silence en guise d’arrangement. L’homme qui s’assit en face de nous était, lui, bavard. Mais un bavardage qui allait toujours à l’essentiel. Il avait évoqué pêle-mêle Jimmy Miller, Les Enfants du Paradis, le jazz, Talk Talk, l’improvisation, la Première Guerre Mondiale… L’interview a été une première fois publiée en janvier 1998, au moment de la sortie de cet album solo, puis une nouvelle fois en 2008 – pour célébrer son dixième anniversaire.
Au moment où l’homme publie ce disque, il s’est écoulé sept ans depuis son dernier enregistrement, avec son son groupe de (presque) toujours Talk Talk – après une première expérience… mod avec The Reaction (un single au compteur). Sept années qu’il a sans doute passées tapi dans l’ombre, à l’abri de toutes les révolutions technologiques, pour mieux tenter de résoudre ses équations musicales. C’est ainsi qu’on a imaginé à l’époque Mark Hollis, peaufinant le moindre changement d’accord, dirigeant à la baguette les seize musiciens chargés de l’accompagner dans l’accomplissement de ce premier album solo. Entre notes d’une rare beauté et silences d’une justesse bouleversante, ce reclus iconoclaste avait pris le parti de se dévoiler dans une nudité absolue, poursuivant le grand œuvre initié avec son groupe Talk Talk. Un groupe au parcours sidérant, débutant sous les auspices du néoromantisme et d’une vague electropop très prisée à l’époque de sa formation, en 1981. Signé sur la major EMI, le quatuor formé par Hollis (chant, guitare), Lee Harris (batterie), Paul Webb (basse) et Simon Brenner (claviers) obéit alors au diktat de son label, qui impose look, producteur et direction musicale afin de mieux profiter de l’air du temps, alors que le jeune leader prend son mal en patience. Le succès britannique est au rendez-vous à la sortie du très synthétique The Party Is Over (1982), porté par les deux hits mineurs Talk Talk et Today. Mais pour Mark, demain est un autre jour. Déjà mutique, il commence sa mue à son rythme, sans vouloir effrayer ses employeurs et avec l’appui de sa section rythmique. Brenner débarqué, le néo-trio explore de nouveaux horizons. Les compositions s’étirent, lorgnent vers l’acoustique et le groupe se trouve en la personne de Tim Friese-Greene son Martin Hannett.
À l’aune de son deuxième album, It’s My Life (1984), il se met certes à dos la Perfide Albion, mais trouve un public sur le Vieux Continent, conquis par la ritournelle mélancolique Such A Shame. Surtout, dissimulé derrière ses lunettes rondes et noires, Hollis prend confiance et conscience de ses possibilités. Il ouvre le pan de ses influences, parle musique concrète et classique, jazz et dub. Il élargit ses champs d’action, à l’image de l’ambitieux The Colour Of Spring (1986), laissant s’échapper malgré une certaine complexité un hit qui reconquiert le Royaume-Uni, puis franchit l’Atlantique, Life’s What You Make It. Une belle déclaration d’intention que Talk Talk semble prêt à appliquer à ses ambitions artistiques. Fort de ces succès populaires, le groupe pense pouvoir agir en toute impunité. Alors, sur Spirit Of Eden (1988), il tourne définitivement le dos à d’éventuelles velléités commerciales. Après avoir jeté le terme pop aux oubliettes, sa tête pensante, épaulée dans “l’écriture” par un Friese-Greene omniprésent, préfigure le “post-rock, The Verve et Radiohead”, comme l’écrit, en avril 2009, Alan McGee dans The Guardian. Cette musique improvisée, enregistrée dans l’obscurité, puis agencée en studio par ces véritables sculpteurs sonores, déplait à ce point au label que ce dernier va jusqu’à traîner la formation et son leader devant les tribunaux pour avoir conçu un disque anticommercial.
Débouté, EMI va se venger en réalisant, en 1990, le best of Natural History, puis l’année suivante, une compilation d’abominables remixes, History Revisited, commandités sans l’aval d’un Mark Hollis outré. Il claque d’ailleurs la porte de sa maison de disques, qu’il… attaque à son tour en justice, toujours en quête d’une liberté artistique absolue. Ce que lui promettent Polydor et la légendaire enseigne de jazz Verve, sur laquelle voit le jour Laughing Stock (1991), fort de six compositions au charme crépusculaire et aux tensions obsédantes, où se croisent les ombres de Miles Davis, La Monte Young ou Tim Buckley, entre inflexions free et accents folk. On ne le sait pas encore, mais ce cinquième chapitre plongé dans un clair-obscur rayonnant sera le chant du cygne de Talk Talk. Muets, certains de ses membres ne le restent pas bien longtemps puisque Harris renoue avec Paul Webb (futur metteur en son de la sublime échappée solitaire de Beth Gibbons, en 2002) et prend ses quartiers au sein de .O. Rang, dont la musique abstraite se décline sur deux albums au charme onirique – Herd Of Instinct en 1994, puis Fields & Waves deux ans plus tard.
Influence absolue de bon nombre d’ambassadeurs du post-rock (à commencer par Labradford et Bark Psychosis) et autres représentants d’une faction du trip hop (le premier album d’Archive, entre autres), l’ombre de Talk Talk plane sur la fin du XXe siècle. Hollis, lui, s’en moque, préférant donc peaufiner la suite logique de son épopée sonore. C’est donc pour lever le voile sur cette œuvre monochrome et faire la lumière sur ces années de silence que l’on était partis à Londres dans les frimas de l’hiver 1997-98. Certes, au terme d’une interview réalisée dans un bureau de Polydor aussi dépouillé que les compositions de ce disque funambule, Mark Hollis s’était montré incapable d’évoquer son avenir musical. Quelques mois plus tard, sa présence au piano sur l’album épouvantail de UNKLE, Psyence Fiction (1998), laissait penser que l’homme avait de la suite dans les idées et des envies concrètes. Il n’en fut rien. Mis à part une composition inédite intitulée ARB Section 1 présente dans la série américaine Boss en 2012, l’homme n’a plus rien offert. Quasi-muet depuis plus de vingt ans, Mark Hollis a pourtant laissé une empreinte indélébile, aussi bien dans les sphères musicales que dans la vie des gens – ce qu’illustrent avec une force rare ces hommages qui se multiplient depuis sa disparition, aussi divers que cette odyssée sonique, chacun gardant pour soi un souvenir particulier : une vidéo, un concert, une chorégraphie, une intro, un look, une absence… Alors qu’il vient de rejoindre Un Autre Monde, voici l’interview réalisée il y a deux décennies pour la sortie de son album solo dont on sait désormais qu’il restera unique. Au propre comme au figuré.
Vous aviez disparu de la circulation depuis 1991, et la sortie de l’album de Talk Talk, Laughing Stock…
« Après un disque, il s’ensuit toujours pour moi une période pendant laquelle j’éprouve le besoin de faire le vide… Personnellement, au terme de l’enregistrement de Laughing Stock, j’étais arrivé à un stade où il fallait que je prenne du recul. De toute façon, je refuse de me sentir obligé de composer dans un cadre précis. Je ne supporte pas l’idée que des compositions doivent obligatoirement former un disque. Ce qui ne signifie pas pour autant que pendant ce temps, je ne fais plus de musique… À une époque, j’ai surtout écrit des pièces instrumentales, certaines très simples, d’autres plutôt fragmentées, que je destinais à des quatuors à cordes. »
Et cette période a-t-elle influencé votre approche musicale pour ce disque ?
« Oui, énormément. Pour Spirit Of Eden et Laughing Stock, nous avions imaginé des arrangements impliquant un nombre incalculable d’instruments. Cette fois-ci, au contraire, je voulais diminuer leur nombre. Je souhaitais revenir à une certaine simplicité tout en arrivant à suggérer les mêmes impressions, les mêmes émotions. Pour arriver à matérialiser ce qu’on a en tête, il faut savoir parfois prendre son temps… Effectivement, six années, ça peut paraître énorme. Mais pas pour moi. (Sourire) Tu commences à composer parce que tu aimes la musique, un point c’est tout. Et cet amour doit rester la seule raison valable, il ne doit pas y en avoir d’autres. Mais il finit par arriver un moment où tu en as marre de trouver encore et toujours la même solution à un problème mélodique que tu as déjà résolu dans le passé… Tu te lasses à force de retomber toujours sur un même son, une même note, une même approche. C’est ce qui m’est arrivé. Et il a donc fallu que je trouve d’autres issues. » (Sourire)
L’un des aspects primordiaux semble être votre utilisation du silence, à l’intérieur même de la composition.
« Tout à fait ! Mais il existait deux autres notions essentielles… La première était que l’album soit entièrement réalisé à l’aide d’instruments acoustiques. Ça peut paraître prétentieux, mais j’aime l’idée d’une musique pouvant exister hors d’un cadre temporel précis. Je souhaiterais que l’époque à laquelle j’enregistre ne soit pas “perceptible”. Et je crois que seule l’acoustique peut offrir une telle possibilité. En plus, elle te permet d’utiliser à merveille la résonance des notes, surtout lorsque tu joues à un niveau sonore assez faible. Je suis toujours impressionné par cette nature si fragile de la musique… Quant à la seconde notion, elle est liée avec les problèmes que j’évoquais tout à l’heure et cette obsession de ne pas les résoudre de la même manière. D’ailleurs, pour cela aussi, l’acoustique s’imposait… Car il était ainsi bien plus difficile de trouver des solutions. »(Sourire)
Dès lors, est-ce que votre travail sur le son ne prend pas le pas sur la chanson ?
« C’est une question piège… (Il réfléchit) Aujourd’hui, il est évident que ma façon de composer tient plus compte du son que de la chanson. Ceci dit, je suis convaincu que les compositions doivent tout de même épouser une certaine forme, accepter un cadre. Maintenant, pour moi, le terme même de chanson implique une structure bien trop définie. Je préfère laisser “voyager” mes morceaux et voir par instant s’ouvrir des portes qui permettent de continuer le voyage. Mais il ne faut pas tomber dans le travers inverse et se dire que dans ce cas, tu es libre de faire tout et n’importe quoi… »
Après avoir enregistré pendant dix ans au sein d’un groupe, est-il facile de réaliser un disque sous son seul nom ?
« En fait, si je sors cet album sous mon nom, ce n’est ni par volonté, ni par caprice… Mais en toute honnêteté, je ne pense pas que ce disque puisse être envisagé comme une œuvre de Talk Talk. Cela aurait été mentir que de l’avoir crédité au groupe. D’autant que l’une des pièces maîtresses en était Tim Friese-Greene. Et le simple fait qu’il ne soit pas impliqué dans ce projet m’interdisait l’utilisation de ce nom… »
À quel moment, avez-vous su que vous n’alliez pas retravailler avec Tim Friese-Greene : dès que vos compositions ont pris forme ?
« Oui, c’était alors une évidence. Mais déjà avant… À la fin de Laughing Stock, j’avais deviné que l’approche que nous avions adoptée était arrivée à son terme. Nous ne pouvions pas aller plus loin ensemble. Je ne voulais pas que notre soif d’expérimentation se transforme en routine. »
Le premier morceau porte le même titre qu’un album de Talk Talk, The Colour Of Spring…
« La raison principale en est assez simple : je trouvais que ce titre illustrait parfaitement les paroles que j’avais écrites. Mais j’aime bien croiser les références. Je me suis déjà amusé à le faire… Le dernier single extrait de The Colour Of Spring s’intitulait I Don’t Believe In You et celui qui a suivi, le seul que l’on ait sorti de Spirit Of Eden portait comme titre I Believe In You. » (Sourire)
Sur votre disque, on trouve ce long morceau, A Life (1895-1915), dont le titre reste assez énigmatique.
« Il évoque une personne qui meurt à l’âge de dix-neuf ans, une année après le début de la première guerre mondiale. Et dans ce cours laps de temps, elle a connu un changement de siècle, toute l’hystérie qui a régné avant la déclaration de cette guerre, la propagande puis la triste réalité… Je ne suis pas du tout un passionné d’Histoire mais j’étais très intéressé par cette période aussi ai-je lu beaucoup d’ouvrages la concernant. »
Vous vous intéressez à la scène musicale actuelle ?
« Sincèrement, ce n’est pas qu’elle ne m’intéresse pas, mais je n’ai pas le temps ! J’écoute énormément de musique mais surtout du jazz de la fin des années 50 ou du début des années 60, ainsi que de la musique classique des années 20 : ce sont les deux époques que je préfère… Et il me reste encore plein de choses à découvrir. Alors, je consacre tout mon temps libre à combler mes lacunes. Mais je ne cherche pas du tout à éviter la production moderne. »
D’ailleurs, la production est très proche du jazz…
(Il sourit) « Quand tu te tournes vers le passé, tu t’aperçois qu’il existait une approche de la production complètement différente… Aujourd’hui, en particulier en Angleterre, on a l’impression que le terme “production” est devenu un gros mot. Dans les années 60, sur les disques de jazz en particulier, mais aussi dans le rock, le résultat était souvent l’œuvre d’un boulot en commun. Prends quelqu’un comme Jimmy Miller par exemple : il bossait toujours avec Glyn Johns et les deux étaient complémentaires. L’un était là pour prêter attention aux arrangements alors que l’autre était complètement obnubilé par le son. C’est pourquoi Phil Brown a joué un rôle essentiel dans la conception de mon disque… Ce travail mutuel est pour moi fondamental. Au jazz, j’ai aussi voulu emprunter cette sensation de live, même si tout le monde ne jouait pas en même temps, mais par petits groupes… En fait, nous n’utilisions que deux micros pour enregistrer. »
Vous avez fait appel à beaucoup de musiciens ?
« Seize personnes jouent sur le disque, des gens avec qui j’avais déjà travaillé, comme Robbie McIntosh, et des personnes qui m’ont été recommandées, comme Iain Dixon… Il fallait que je sois sûr que tout le monde puisse comprendre où je voulais en venir. »
Vous leur avez-vous laissé une certaine liberté ?
« Liberté ? (Il prend son temps) Oui, en quelque sorte, dans le sens où je laisse à chaque musicien la possibilité d’opter pour plusieurs interprétations possibles. On enregistre souvent plusieurs versions… Plus rapide, plus lente, plus mélancolique. J’ai toujours considéré comme primordial le fait d’utiliser la personnalité d’un musicien, afin qu’il apporte sa propre vision au morceau. Mais il n’y a aucune forme d’improvisation sur le disque. Enfin si, deux : la trompette et l’harmonica sur Watershed… Pour le reste, on s’en est tenu à ce qui était écrit. »
Votre musique a une dimension très visuelle. Vous seriez attiré par l’exercice de la bande originale de film ?
« J’adorerais ça. J’aime énormément le cinéma, en particulier l’école européenne… Mes deux films favoris sont Les Enfants Du Paradis et Le Voleur De Bicyclette. Dès lors, le problème se poserait pour moi de trouver un long-métrage aussi fort. Sans oublier qu’il faudrait que quelqu’un ait envie de faire appel à mes services… (Sourire) Il y a très longtemps, on m’avait demandé de composer un thème pour un documentaire. J’avais demandé toute latitude et j’avais prévenu que le résultat serait très différent de ce que je pouvais faire alors avec Talk Talk. Comme de bien entendu, on m’avait laissé carte blanche, mais une fois que les gens ont écouté le résultat, ils m’ont demandé si on ne pouvait pas rajouter un peu de batterie, faire quelque chose de plus enjoué… J’ai donc tout foutu à la poubelle ! »
Il vous arrive d’écouter vos anciens disques…
« Non, jamais ! Dès que le mixage est terminé, je ne réécoute plus rien. Pendant l’enregistrement, tout est encore fluctuant, tu peux faire évoluer tel ou tel détail… Mais au mix, les morceaux prennent leur forme immuable : tu es arrivé à la fin de ton travail et dès lors, il faut savoir passer à autre chose pour essayer d’avancer. »
Vous pensez qu’il vous faudra encore un septennat avant de finaliser un nouveau disque ?
« C’est impossible à dire ! Il faut savoir que j’avais l’intime conviction de tenir mes derniers enregistrements en Spirit Of Eden, puis en Laughing Stock, alors… (Sourire) Tout ce que je sais, c’est que je vais continuer à composer. Je veux utiliser le piano avec une approche très minimaliste. J’ai envie de jouer sur la résonance des notes, essayer de retrouver une certaine innocence. Mais aujourd’hui, personne ne peut savoir quelle sera la finalité de ces travaux. Même pas moi… »
Merci mille fois à Robin pour ses photos.
Dommage, te t’avoir pas connu avant .