« Take a picture/So we can remember. »
Il a toujours été question, dans cette histoire si particulière, de résister à l’oubli. Le seul album de Margo Guryan a été publié en 1968 et son titre même – Take A Picture, donc – semblait davantage résonner comme une invitation à figer l’écoulement inévitable du temps plutôt qu’à refléter quelques images marquantes d’une époque à côté de laquelle il flottait déjà résolument. Peu de promotion, pas de tournée ni de concerts : un an plus tard les quelques exemplaires mis en circulation s’échangeait péniblement dans les bacs à solde pour le prix dérisoire de trente-neuf cents. Quelques décennies plus tard, alors même que son autrice avait renoncé à toute activité discographique depuis bien longtemps pour se consacrer à l’enseignement de la musique, les hasards des rencontres impromptues et des redécouvertes enthousiastes lui ont offert une seconde vie, plus digne de son rang.
Exhumé des limbes quasi-simultanément à la toute fin des années 1990 par Cornelius au Japon et par Linus Dotson – alias Linus Of Hollywood – aux Etats-Unis, Take A Picture a fini par acquérir une reconnaissance à la hauteur de ses immenses mérites. Plusieurs compilations de démos – vingt-cinq, vingt-sept ou vingt-neuf selon les éditions – ont également permis de restaurer la réputation d’une autrice et compositrice longtemps négligée. Trois ans après sa disparition, Guryan n’en finit plus d’occuper le devant d’une scène dont elle s’était largement tenue à l’écart de son vivant : alors que Molly Rankin d’Alvvays ou Azniv Korkejian (Bedouine) ne cessent de la couvrir de louanges posthumes, sa démo de Why Do I Cry alimente les vidéos sur Tik-Tok et dépasse étonnamment les vingt-trois millions d’écoute sur Spotify. Dans ce contexte, la publication d’une nouvelle anthologie, plus exhaustive encore puisqu’y figurent, outre l’intégralité des enregistrements déjà connus, pas moins de seize inédits, n’apparaît pas seulement comme une copieuse piqûre de rappel à destination des générations les plus jeunes. Mais surtout comme une opportunité, y compris pour les fans déjà conquis, de compléter les points demeurés aveugles d’une vie et une œuvre qui épousent les ruptures et les continuités d’une bonne partie de l’histoire de la musique populaire de la seconde partie du XX° siècle.
Sur ce point, c’est sans aucun doute le premier volume de Words And Music, consacré aux démos enregistrées avant 1966, qui fournit le plus d’indices neufs et passionnants. Notamment les huit morceaux jazz issus d’une session d’avril 1957, alors que Guryan vaque encore à l’apprentissage académique de la composition. Née en 1937 dans une famille juive du Queens, elle intègre l’université de Boston en 1955 pour y étudier le piano classique avant de se consacrer pleinement à l’écriture. Elle s’y passionne pour le jazz, s’attire les compliments de Miles Davis lors d’une brève performance au club Storyville, se lie d’amitié avec Max Roach et obtient même une bourse à la Lenox School Of Jazz à la fin des années 1950 où ses camarades de promotion se nomment Steve Kuhn et Ornette Coleman – elle écrira même des paroles pour une version chantée de Lonely Woman. Destinées essentiellement à d’autres interprètes (Dizzy Gillespie, Chris Connor, Harry Belafonte), ces premières compositions portent déjà les traces audibles d’une écriture simple et sincère, parfaitement au diapason d’une voix qui s’abstient pudiquement de toute recherche ostensible du drame ou de l’émotion. Une voix qui se pose le plus directement possible sur chaque note, sans passion surjouée ni vibrato et qui préfigure déjà toutes celles qui, d’Astrud Gilberto à Trish Keenan, suscitent les engouements les plus durables par leur sobriété subtile. Dans ses premiers textes, Guryan se concentre déjà sur ces mêmes sentiments fugaces, ces émotions mitigées de l’entre-deux qui forment le cœur de l’existence, bien davantage encore que les passions intensément tranchées. « Half way in love/Is such nice way to be in love. » chante-t-elle ainsi en s’accompagnant au piano et c’est infiniment vrai et charmant.
Comme elle l’a elle-même raconté, la jeune passionnée de jazz n’a quasiment aucun contact, pendant toute cette première partie de son existence, avec ce monde de la pop qui lui apparaît simpliste et lointain. Ce n’est qu’en 1966, alors qu’elle habite au cœur du Village chic et un peu snob de Manhattan, qu’elle découvre sur les recommandation d’un collègue et ami songwriter, Pet Sounds en général et God Only Knows en particulier. Sans doute reconnaît-elle d’instinct, dans les orfèvreries vocales complexes des frères Wilson une forme de continuité avec les premières étapes de son propre parcours musical – après tout, le leader des Beach Boys n’a jamais mystère de l’influence décisive et durable des harmonies de The Four Freshmen. Elle y entend, en tous cas, un appel au dépassement des formats standardisés de la pop. Et une ouverture possible pour intégrer dans des chansons d’amour simples et accessibles tous les éléments issus de sa culture érudite du classique et du jazz. La suite est donc moins méconnue. Take A picture apparaît ainsi comme une des tentatives les plus abouties, dans une époque où elles sont pourtant nombreuses, pour enrober des compositions pop indestructibles d’ornements orchestraux constitués de cordes, de guitares psychédéliques, de cuivres ou de harpe. Comme dans Someone I Know où une brève citation du Jésus Que Ma Joie Demeure de Bach s’entrechoque harmonieusement avec l’évocation rêveuse d’une rencontre éphémère avec un inconnu. Sa propre interprétation, toute en retenue délicate, de sa chanson la plus connue – Sunday Morning – surpasse ici largement la version plus largement diffusée à l’époque de Spanky And Our Gang ou l’adaptation francophone de Marie Laforêt – Et Si Je T’Aime.
Mal à l’aise, depuis ses débuts, face à l’impossibilité inévitable de restituer sur scène les arrangements précis et complexes élaborés en studio – c’est un point commun avec Françoise Hardy, ce n’est pas le seul – Guryan renonce donc à l’apport promotionnel des concerts et n’enregistre plus, dans la première moitié des années 1970, qu’une poignée de démos destinées à enrichir le répertoire d’interprètes plus exubérants ou moins timides. De temps à autre, cela fonctionne un peu. Claudine Longet et Astrud Gilberto s’essaieront à Think Of Rain. En 1974, Mama Cass enregistrera en guise de dernier single I Think A Lot About You. Mais, à l’écoute de ce dernier volume, et même si l’on regrettera pour l’éternité que Karen Carpenter ne se soit jamais plongée dans un catalogue taillé à sa mesure, il n’est pas si difficile de saisir les raisons pour lesquelles ces chansons n’ont pas attiré davantage de candidats à la reprise. Trop délicates, trop personnelles sans doute – trois chansons sur le Watergate et une autre sur la faille sismique de San Andreas : même en 1973, le potentiel commercial peut sembler faible – et trop décalées déjà par rapport aux nouveaux canons de l’efficacité pop de l’époque. L’éclipse discrète plutôt que la persévérance besogneuse : Margo Guryan prend donc une retraite prématurée du côté de la Californie. En dépit de l’admiration manifestée par ses fans un quart de siècle plus tard, elle n’en est jamais vraiment ressortie. Restent donc quelques images. Et une infinité de souvenirs entretenus par ces chansons magnifiques.
Quelle belle plume pour rendre hommage à Margo Guryan, c’est un délice à lire, merci!