El Ritmo de Los Shain’s et Los Yetis, tous les deux sortis en 1966, témoignent de l’émergence du rock en Amérique du Sud et plus précisément ici au Pérou et en Colombie. Les deux disques, des premiers essais, constituent des jalons de l’éclosion du rock dans leurs pays respectifs. Los Shain’s naissent à Lima au Pérou en 1963 influencés initialement par des groupes britanniques comme les Shadows ou les Beatles, tandis que los Yetis démarrent à Medellín, deux ans plus tard. Les deux groupes appartiennent à cette génération née dans le sillon des Beatles. Si Elvis fut un détonateur du rock, les quatre Britanniques se révélèrent en être les missionnaires les plus zélés. À n’en pas douter, le groupe de Liverpool a essaimé les formations beat à travers le monde et notamment dans le monde hispanique.
L’ensemble des pays d’Amérique Latine découvre massivement les rythmes frénétiques du rock au milieu des années soixante. Bien sûr, il y eût des pionniers rock & roll, mais souvent sans commune mesure en terme de popularité avec les formations apparues quelques années plus tard. Nous retrouvons ainsi Los Shakers ou Los Mockers en Uruguay, Los Gatos Salvajes en Argentine, la Jovem Guarda au Brésil, Los Mac’s au Chili… Des formations plus ou moins passionnantes ; certaines offrent toutefois des albums qui seraient considérés comme cultes, si publiés par des groupes anglais ou nord-américains. Le répertoire est souvent, surtout sur les premiers long-jeux, emprunté aux tubes internationaux de l’époque. Une pratique commune et universelle, des yéyés français jusqu’à l’Australie.
C’est évidemment le cas d’El Ritmo de los Shain’s et Los Yetis, constitués majoritairement de reprises. La cover n’a pas alors pas la mauvaise image qu’elle a souvent aujourd’hui. Il peut être même considéré comme puriste de ne reprendre que des standards blues par exemple. Exercice semé d’embûche, s’approprier la musique des autres conduit à de bonnes comme de mauvaises surprises. Les deux disques portent d’ailleurs en eux cette contradiction. Sur les morceaux plus pop et écrits, les groupes, au son amateur et garage, se cassent un peu les dents tandis qu’ils s’emparent avec sauvagerie de tubes plus directs. À ce petit jeu, l’album des Shain’s est particulièrement jouissif. Le choix des morceaux épouse le son du groupe et le rendu de l’ensemble brille par son énergie, sa vivacité et le manque total de retenu de l’ensemble. Le groupe a certes un peu de mal sur A taste of Honey ou Hang on Sloopy mais brille de mille feux sur une reprise hors de contrôle de Wooly Bully (Bule Bule), ou un croisement dément entre The Crusher des Novas et Out of Limits des Marketts (El Monstruo). La formation s’en sort même honorablement sur Secret Agent Man (un « bon » massacre en règle de ce petit classique de Johnny Rivers) ou Misirlou. Le disque condense une certaine idée du garage-rock sixties, et l’absence de professionnalisme sert ici le propos. Le groupe s’éclate et donne tout sans arrière pensée. Les quelques titres originaux sont excellents (notamment Shain’s a Gogo) et contribuent à faire de ce disque, un potentiel classique mineur du genre. S’il est difficile d’imaginer que les Cramps aient pu connaître Los Shain’s, il y a dans El Ritmo ce truc de série B magnifiée par des imperfections assumées et célébrées. Nous rapprocherons évidemment los Shain’s des excellents Saicos, autre groupe péruvien phénoménal, tout aussi féroce et brutal.
Los Yetis n’est pas aussi garage et évoque le versant plus beat du rock sixties, non sans donner quelques beaux témoignages plus nerveux. Le groupe est en effet particulièrement séduisant sur des titres plus hargneux comme La Bamba ou leur excellent titre original Ya No Te Aguanto Mas. La morgue adolescente et un solo de guitare explosif inscrivent la chanson dans les hymnes du genre. Le groupe convainc, en revanche, un peu moins quand il s’attaque aux Beatles (le rendu très approximatif de Help). Los Yetis reste malgré tout un témoignage passionnant de l’impact du rock dans le monde entier dans les sixties et son développement en Colombie. Les deux disques ont été réédités par Munster qui décidément fait beaucoup pour réhabiliter le patrimoine hispanique rock, l’occasion de découvrir un pan trop ignoré des années soixante.