En trois albums et à peine huit années d’existence, The Beths s’est imposé comme l’un des groupes pop les plus enthousiasmants des cinq dernières années. Solidement ancré dans une tradition power-pop, le mélange de mélodies immédiatement mémorables, de guitares accrocheuses et de textes personnels et intelligents composé par Liz Stokes et ses trois camarades semble en mesure de combler tous les fossés générationnels. De passage à Paris pour la seconde fois cette semaine, les Néo-Zélandais ont également confirmé leur excellence sur scène. Et Liz Stokes a même trouvé le temps de répondre à quelques questions.
Comment le groupe s’est-il formé ?
Liz Stokes : Je connaissais Jonathan (Pearce, guitariste, ndlr.) depuis le lycée. J’ai rencontré Benjamin (Sinclair, bassiste, ndlr.) à peu près à la même époque, même si nous n’étions pas dans la même classe. Nous jouions déjà ensemble dans des groupes à cette époque. J’écrivais déjà quelques chansons mais je n’étais pas forcément en position de leader ni de chanteuse. Et puis nous nous sommes inscrits tous les trois à la fac d’Auckland pour étudier le jazz. Nous nous sommes donc éloignés du rock pendant quelques années pour nous consacrer à d’autres formes musicales et à d’autres instruments. Quand nous avons obtenu notre diplôme, j’avais envie de démarre un nouveau projet, plus rock, et qui serait davantage centré sur mes propres chansons. Jonathan et Ben ont eu envie d’y participer, et c’est comme cela que nous avons commencé.
Est-ce que tu as retiré quelque chose de particulier de ces années consacrées à l’étude d’une forme musicale très différente de celle que tu joues aujourd’hui ?
Liz Stokes : C’était une période que je ne renie absolument pas, d’abord parce que c’est une grande chance d’avoir pu passer trois ou quatre ans d’immersion complète dans la musique, à découvrir des styles différents, à jouer des instruments différents. C’est vrai que, en rencontrant d’autres musiciens et en en discutant avec eux, je me suis aperçu qu’il était assez fréquent de dénigrer l’apprentissage formel. Beaucoup d’entre eux revendiquent d’être autodidactes et considèrent qu’une approche analytique ou savante de la musique a tendance à détruire toute forme de spontanéité et de fraîcheur. Je comprends tout à fait leur point de vue mais je ne le partage pas tout à fait. A vrai dire, je pense que c’est exactement l’inverse : plus on en apprend sur la musique, plus on est capable de la comprendre et d’entendre des choses qu’on ne percevait pas nécessairement auparavant, même dans un morceau rock.
Et pendant ces années d’études, est-ce que tu continuais d’écrire des chansons ?
Liz Stokes : J’ai commencé à composer quand j’étais adolescente mais j’ai complètement arrêter d’écrire des chansons quand j’étais à la fac, jusqu’à ce que je me décide à lancer ce projet de groupe rock. J’en ai écrit plusieurs dizaines en quelques semaine et elles étaient toutes atroces. Alors j’ai continué jusqu’à ce qu’elles deviennent un petit peu meilleures.
Quand tu as commencé à concevoir ce projet, est-ce qu’il était clair dès le départ qu’il s’agirait de chansons pop très rythmées et très mélodiques ?
Liz Stokes : Plus ou moins, oui. Nous avons tâtonné un peu au départ parce que nous ne savions pas encore très bien quel genre de groupe nous allions devenir. Mais, très vite, nous nous sommes aperçus que ce qui était le plus amusant à jouer, c’était des chansons très rapides, accrocheuses et plutôt optimistes avec des harmonies vocales qui nous permettraient de chanter tous les trois ensemble et des guitares bruyantes. Une des premières chansons que j’ai trouvée suffisamment réussie pour la proposer aux garçons s’intitulaient Whatever – elle se trouve sur notre premier Ep, Warm Blood, 2016 et nous la jouons toujours sur scène. Il y en avait aussi deux ou trois autres dans la même fournée mais nous ne les jouons plus parce qu’elles étaient nettement moins bonnes. Whatever a servi de modèle pour pas mal d’autres. Dès que nous avons appris à la jouer, en répétition, c’est la première fois que nous nous sommes dit : » Ok, c’est ce que doit être le son du groupe. «
Dès le deuxième album, il y a quand même eu quelques évolutions par rapport à ce modèle de référence : des morceaux plus lents, moins noisy et plus intimes.
Liz Stokes : Bien sûr ! Nous avons envie de progresser et d’essayer de nous renouveler un peu. A partir du deuxième album, nous avons essayé de créer davantage de contrastes entre les morceaux. Et même à l’intérieur de chaque chanson : rajouter des tensions, des ruptures de rythme. C’est plus intéressant, je trouve, que de conserver toujours la même approche linéaire en jouant pied au plancher du début jusqu’à la fin. Pour schématiser un peu, j’ai l’impression que sur le premier Ep nous avons découvert notre identité musicale. Nous l’avons définie sur le premier album, tout en commençant à en identifier certaines des limites. Future Me Hates Me, 2018 est sans doute l’album le plus cohérent mais également le moins nuancé et le moins contrasté. A partir du deuxième album, nous avons commencé à essayer de repousser quelques-unes de ces limites, sans cesser pour autant d’être un groupe de rock. Nous restons dans un format rock très classique – deux guitares, une basse, une batterie – et nous n’en sommes absolument pas lassé. Mais ça ne doit pas nous empêcher de nous renouveler en tentant de diversifier davantage certains sons et certaines structures.
C’est notamment le cas pour 2 AM sur le dernier album qui est construite comme un lent crescendo plus atmosphérique. Est-ce que morceau est aussi un symptôme de ton évolution comme autrice ?
Liz Stokes : C’est difficile à dire. La plupart du temps, je ne me souviens pas très bien de la manière dont j’ai pu écrire une chanson en particulier. C’est un peu comme dans un rêve : je me réveille et je constate que la chanson existe, mais j’ai du mal à me rappeler du processus d’écriture. En tous cas, 2 AM est sans doute l’un des morceaux les plus expérimentaux que nous avons enregistrés. Le fait que j’ai osé proposer au groupe un titre qui était en grande partie inachevé et que nous avons terminé de composer ensemble, tout en l’enregistrant en studio, est sans aucun doute le signe que j’ai plus de confiance en moi. Je n’aurais jamais eu le courage de me lancer dans ce genre d’aventure il y a quelques années.
Il y a souvent dans les textes de tes chansons des expressions très puissantes et très évocatrices. Est-ce que tu rédiges tes textes d’un seul tenant ou procèdes-tu plutôt par collage de fragments successifs ?
Liz Stokes : J’aime tout particulièrement les mots : j’adore jouer avec et m’amuser en les assemblant. Je ne suis certainement pas une conteuse : mes chansons ne sont pas des récits linéaires qui font référence à des situations ou des personnages ancrés dans une forme de réalisme. J’apprécie particulièrement tous ces vieux standards du jazz, ces classiques composés à Tin Pan Alley pour Cole Porter ou d’autres et dans lesquels le titre de la chanson correspond parfois aux derniers mots du dernier vers. Il faut l’écouter jusqu’au bout pour se faire une idée claire et complète du sens, même si le titre donne souvent, dès le départ, une idée assez claire de l’atmosphère. Je trouve ça très malin et j’essaie de m’inspirer, à ma façon, de ce style d’écriture. Quand j’ai une phrase en tête qui me semble amusante et intéressante ou un jeu de mots qui me plaît ou une analogie originale, j’essaie de les noter sur un carnet ou un téléphone et je vois si je peux en tirer quelque chose de plus, un peu plus tard. Mais une bonne idée ne fait pas nécessairement tout de suite une bonne chanson. Expert In A Dying Field, par exemple, qui est le titre du troisième album. C’est une expression que j’ai conservée à l’état de simple note pendant plusieurs années et qui m’intéressait pour son caractère très ouvert, polysémique. J’ai écrit la chanson en 2021, et j’ai éprouvé une sorte de soulagement : enfin une chanson qui colle avec cette idée un peu vague qui trainait depuis si longtemps !
Bon nombre de ces chansons semblent évoquer une certaine difficulté ou une réticence à exprimer ses pensées ou ses sentiments par des mots. Depuis Idea/Intent sur le premier Ep jusqu’à Silence Is Golden sur le dernier album. Est-ce que c’est un sentiment qui te tient à cœur ?
Liz Stokes : Au début, j’avais du mal à m’expliquer quand on me demandait de quoi parlait mes chansons. Ça me mettait même très mal à l’aise parce que, tu as raison, j’avais l’impression d’avoir exprimé par l’intermédiaire des couplets et des refrains, tout ce que j’avais à dire et tout ce que je me sentais incapable d’exprimer autrement que dans une chanson. J’ai toujours eu du mal à m’exprimer dans la vie de tous les jours, même si j’ai l’impression que je me suis un peu améliorée pour ce qui est de la communication. Donc, oui, pour moi les chansons constituent une forme d’expression très importante et difficilement remplaçable. Et la plupart d’entre elles sont liées à cette impulsion fondamentale et à mon désir d’être moins mal comprise. J’aime bien les chansons qui racontent des histoires fictives ou celles qui sont tellement cryptiques qu’on n’arrive même pas à comprendre exactement de quoi il est question. Mais il se trouve que les miennes sont d’une autre nature, peut-être plus intime.
Est-ce que, au terme de cette tournée, tu arrives encore à restituer un peu de cette sincérité et de cette expression intime après avoir interprété ces chansons plusieurs dizaines de fois ?
Liz Stokes : Oui, bien sûr. Le fait de pouvoir associer une chanson à des souvenirs très différents les uns des autres, parce qu’on les a jouées dans des lieux très différents, sur des scènes très différentes, cela contribue aussi à la transformer. C’est ce qui permet de conserver une certaine fraîcheur et de ne pas avoir l’impression d’en épuiser le sens. Et puis, plus prosaïquement, certaines de ces chansons sont super difficiles à jouer et, de temps en temps, je suis vraiment contente de mieux maîtriser telle ou telle partie de guitare ou tel changement de rythme qui étaient encore très approximatifs au début de la tournée. Ça contribue aussi à rendre les performances intéressantes et à ne pas avoir l’impression d’une routine trop répétitive. Je crois que jusque-là, il n’y pas encore eu de concert où je n’ai pas fait d’erreur.
Est-ce que tu trouves le temps de continuer à composer pour un quatrième album pendant cette tournée ?
Liz Stokes : J’ai beaucoup de mal à écrire de nouvelles chansons pendant une tournée. Chaque fois, je prends de bonnes résolutions et je me dis que je vais trouver le temps de m’y mettre sérieusement, mais ça reste difficile. Au mieux, j’arrive à noter deux ou trois idées de textes ou à enregistrer un riff, mais ça ne va que très rarement au-delà. Ce ne sont que des fragments mais j’espère que j’aurai plus de temps et que je serai moins épuisée, j’arriverai à en faire quelque chose.
Vous avez souvent été comparés à des groupes, parfois assez anciens. Quelles sont les références qui t’ont paru les plus ou les moins pertinentes ?
Liz Stokes : C’est difficile de juger de la pertinence d’une comparaison alors que je ne maîtrise pas toujours les références qui sont évoquées. Aucune ne me gêne vraiment, même s’il s’agit de groupes que je ne connais pas. En général, je le prends plutôt comme des preuves d’amour ou des compliments. Je crois que ne j’ai jamais entendu quelqu’un affirmer : « Vous ressemblez tellement à ce groupe que je déteste ! ». C’est toujours une manière d’exprimer une impression positive et ce quelque soit le point de comparaison. Et, sur ce point, je crois qu’on a eu droit à toutes les périodes : le doo-woop des années soixante, le rock des année soixante-dix, la musique indie des années quatre-vingt-dix, le rock émo des années 2000. Dans le tas, il doit sûrement y en avoir de plus ou moins pertinentes mais je ne sais vraiment pas lesquelles. C’est plutôt amusant.
Merci pour cet article.