Lee “Scratch” Perry est mort le 29 août. Ce dimanche y perdit sa saveur spécieuse de pré-rentrée (et en attendant le premier match de Messi au PSG). Son nom sonne à la fois excessivement familier à de nombreuses oreilles, de ces références qui tout le monde possède à l’heure des plateformes et des playlists YouTube, et qui sonnent étrangement creux dès qu’il s’agit de sortir des banalités de comptoir. Il s’agit pourtant d’un des rares dieux de la musique jamaïcaine qui a réussi à se faire une place dans le panthéon des petits cercles de la pop ou du rock en France. Chanteur secondaire mais producteur essentiel, voire séminal, voici peut-être le premier portrait que l’on peut tracer à main levée du personnage. Naturellement, tous les hommages souligneront les grands moments de sa carrière, comme la fascination qu’il exerçait sur les punks, dont The Clash qui reprirent le Police & Thieves de Junior Murvin qu’il avait produit en 1976, ou bien sûr son rôle déterminant dans l’accouchement de Bob Marley and The Wailers, qui lui doivent sûrement leur période la plus intense sur le plan créatif (Small Axe, Mr Brown, etc.) avant qu’ils aillent faire fortune chez Island et parfois se naufrager (Could You Be Loved) pour le bonheur du public occidental. Et naturellement, en guise de conclusion, sa folie sera résumée à l’autodafé de son propre studio, le Black Ark, en 1983, mettant un terme définitif à son âge d’or au milieu de ses bouffées délirantes et les vapeurs de ganjah, ce qui ne l’empêchera pas ensuite de cachetonner un peu partout dans le monde – il aurait bien eu tort de se gêner – et de s’installer en Suisse comme un bon coureur cycliste.
Lee Perry, dont la date de naissance demeure mystérieuse, est un enfant de la campagne jamaïcaine qui monta à Kingston pour tenter sa chance et surtout essayer de faire fortune dans l’industrie musicale naissante de la capitale qui émergeait, sous le feu d’artifice de l’indépendance et d’une croissance urbaine chaotique, à inventer sa propre vibe, son riddim séminal, avec le Ska. A l’instar du parcours d’un James Brown, la musique ne forme pas pour lui un savoir, une culture savante reçue du haut de l’échelle sociale, et encore moins un truc qui s’apprend studieusement. Il va l’inventer sans respecter aucune règle, pour lui et ses visions, selon ses méthodes. Il navigue d’abord sous l’aile protectrice de Clement Coxsone Dodd, qui tente de le dissuader de donner de la voix, avant d’aller balancer ses premiers titres chez Joe Gibbs (le fameux The Upsetter, surnom parfait deviendra sobriquet puis celui de son groupe puis de son label), sans oublier de vadrouiller à droite et à gauche (Prince Buster, etc.). Clancy Eccles, le “socialiste” du reggae, l’aide à fonder sa propre marque et à passer derrière les manettes. Et c’est bel et bien en tant que producteur qu’il va bousculer son temps et apposer surtout son empreinte sur le vingtième siècle, qui irradie toujours dans la musique électronique, certaines formes de pop ou encore de hip-hop expérimentales, avec cette manière de déconstruire les codes de la production musicale. Pour illustrer le personnage, Lee Perry enregistra une fuite d’eau dans les toilettes de son studio pour récréer le son de pluie sur les toits en tôle de Kingston et l’instiller en un effet sonore pour ses « versions » dub. Son imaginaire pillait par ailleurs largement aussi dans la pop culture de son époque, les westerns de Clint Eastwood ou bien les films de Kung Fu, sans oublier l’univers cauchemardesque des vampires. L’homme avait d’ailleurs une interprétation assez anticonformiste de la mystique chrétienne et de la glose biblique.
Les années 70 se révéleront les plus décisives. D’abord avec son ombre tutélaire sur les disques fondamentaux tels que celui de The Congos, Junior Byles (sa sublime cover de Fever ou A Place Called Africa), Max Romeo (One Step Forward), ou encore Dave Barker (Prisonner Of Love). Des chefs d’œuvre qui tournaient en boucle sur les platines des punks anglais, dont Paul Simonon, immense fan du bonhomme. Lee Perry avait cela dit déjà façonné son aura in Britain avec son People Funny Boy ou encore Return Of The Django (n°5 dans les charts en perfide Albion) à la fin des sixties, des hits des classiques du skinhead reggae sur lequel de braves jeunes garçons de l’East End se trémoussaient lentement en Doc’s et Ben Sherman. Toutefois, ce fut son goût du bidouillage, des sonorités a-mélodiques ou encore des échos ou reverb sur les instrumentaux (un style populaire depuis toujours dans les sound systems) qui l’élèvent au rang d’artiste fou, émancipant progressivement la langue du dub de la prison sonore trop rigide du format chanson, que son éphémère collaborateur King Tubby poussera à son paroxysme. Blackboard Jungle, longtemps aussi introuvable qu’apocryphe, (un destin aussi essentiel que Robert Johnson auprès des Stones et cie), en demeure la preuve la plus tangible.
La suite, comme dit précédemment, s’avère forcément plus dispensable, même si en ne cessant jamais de tourner ni de croiser des artistes à travers le monde (The Orb, par exemple), il sut profiter et entretenir son statut de légende vivante, néanmoins de plus en plus enfermée dans son personnage. Au vue de la pléthore de compilations qui lui ont été consacrées par tous les labels, qui depuis Trojan ou Pama se sont investis dans ce marché (Pressure Sounds, Blood & Fire, Soul Jazz, etc..), il ne vous sera d’ailleurs guère difficile de compléter votre connaissance du dadaïste jamaïcain, chaînon essentiel entre entre Clement Coxson Dood le fondateur et Marley le prophète. Il restera également celui dont on fait écouter les tracks à des ami-es popeux ou rockeurs qui vous expliquent doctement qu’ils n’aiment pas le reggae. Et où qu’il soit, on l’imagine à la table de Léon Bloy, Buñuel et Van Gogh…