Question sacrilège, peut-on donner ses disques ? Ou plutôt les vinyles que nous avons offerts n’ont-ils finalement pas autant d’importance, voire davantage, y compris dans notre collection, que ceux qui passent encore sur notre MK II ? Certes, arriver à un certain âge ou un âge certain, les 33 tours alignés bien serrés dans les étagères Kallax blanches racontent forcément nos vies. Nous sommes de ces égarés qui n’ont pas réussi à marcher droit sans ces béquilles grésillant sous le diamant de la tête de lecture. Le véritable collectionneur ne devrait pouvoir s’en séparer pour rien au monde.
Sauf que l’amour de la musique ne peut se résumer à un égotisme autosuffisant. Il suppose d’accepter de céder, de perdre, de laisser des plumes et des vinyles en chemin ou derrière soi. Si les pochettes décrivent le patchwork de nos existences, nous pouvons aisément comme John Cusack dans Haute-Fidélité (le roman de Nick Hornby est mieux mais peu importe) se retrouver à ordonner nos galettes par ordre biographique. Les gens qui passent dans nos vies ne peuvent donc en partir les mains vides.
Nous saurons toujours pourquoi nous avons acheté le moindre 45 tours de Oï française (après un article dans un fanzine tel que New Wave ou Les Héros du Peuple Sont Immortels), et au final mon Swingo Porkies termina bien chez une écrivaine anthropologue experte des connards. Nous connaissons parfaitement vers quelles boutiques nos pas nous ont conduit (Le Silence de la Rue ou Danceteria, une brocante de Bruxelles ou A-1 Records dans le East Village à New-York), et même pourquoi nous avons désormais deux exemplaires d’un même album (différence de tracklist, premier morceau voilé, perte de mémoire immédiate devant le bac de Patate Records ou Born Bad…).
La musique populaire demeure évidemment un mercantilisme dont nous sommes les complices un brin fétichistes. Le don reste une échappatoire salvatrice et finalement tout aussi jouissive, la beauté du geste dans un match perdu d’avance. Après tout, y compris le grand Dave Haslam se débarrassa d’une partie de sa collection période Haçienda, 4300 pièces dont 90% de maxis, certes contre monnaie sonnante et trébuchante. On me raconta du côté de chez Superfly l’histoire, peut-être apocryphe, d’un gars qui se rendait aux enterrements pour récupérer des cartons de vinyles auprès des veuves éplorées.
Le jeune Bob Dylan pour sa part oubliait souvent de ramener à bon port les raretés folk ou blues qu’il empruntait, ce qui n’empêchait nullement son entourage de fermer les yeux sur ses manières de chenapan. Les spoliés ont sûrement contribué à la naissance d’un prix Nobel de littérature… Et en toute honnêteté, qui n’a pas chez lui un trésor qu’il a omis, parfois sans songer à mal, de restituer à son propriétaire, un Woodentops ou un Jazz Butcher pour plaider coupable ?
Bien sûr, rien de condamnable à lâcher des soupirs capitalistes quand Discogs nous révèle la cote et le prix d’un cadeau effectué dans un élan partageux en d’autres temps et sous d’autres cieux. La gratuité d’une élégance coûte forcément un peu cher à la vanité élégiaque de la cinquantaine. Cependant, il faut se rappeler que le LP de Coltrane apporté à une terrasse du quinzième arrondissement dans un sac FSGT enrichit malgré tout nos tendres réminiscences de fin de journée. “Le bonheur ne crée rien que des souvenirs”, disait Balzac. De part et d’autre…
Il faut donc savoir donner ses disques, et ne jamais le regretter, même si parfois cela pince un peu. Il faut surtout savoir donner les disques qui comptent vraiment aux personnes qui ont compté, même fugacement. Donner un disque doit faire sens, signifier quelque chose, et nous en priver vraiment. Il faut avoir aimé un disque pour le transmettre à l’être aimé…
Je sais où dort mon 45t des Specials (celui avec la reprise Guns of Navarone des Skatalites en live) du côté de Highgate dans le North London à Londres, ramené à une femme qui n’y voyait que l’inspiration de la photo du dernier LP de Liam Gallagher (C’mon you know). Je sais pourquoi ma Bande Originale des Seigneurs, ce film culte qui fit le bonheur de la Cinq à la fin des années 80 au son du doo-wop et du rock’n’roll noir, est demeuré dans le onzième arrondissement en ultime vestige de mon passage. J’ignore par contre si le 45t de Toots and the Maytals envoyé poste restante à l’adresse d’un musée de la Rive Gauche a suivi sa destinataire quand elle quitta Maisons-Alfort. Je repense parfois au petit frère d’un pote de Tolbiac devenu auteur de polars politiques qui récupéra L’empereur Tomato-Ketchup des Bérus afin de m’assurer qu’il ne suive pas le côté obscur. Et comment ne pas songer à cette jeune gothique croisée aux Halles vers 1988 qui m’abandonna sans véritable raison Blue Sunshine de The Glove… La nostalgie est devenue un mal nécessaire.