Le musicien australien Warren Ellis fait d’un objet trivial un totem porteur de sens et de liens, symbole d’une transmission entre artistes et destins. Il raconte la vie de cet objet comme le ferait un shaman inspiré de George Perec et Jacques Prévert. Ce livre, un bijou ? Oui ; tout comme ledit chewing-gum. Arrivé en librairie, tout faisait envie : le violet du cadre de la jaquette, la photo de Warren Ellis à l’intérieur, ce musicien incroyable devenu au fil des années le partenaire incontournable et ami de Nick Cave, avec son violon et sa musique transcendantale, les BO de films incroyables, aussi… Et cette préface.
Commençons par le point de départ de l’histoire, comme présentation incongrue mais parlante du héros de ce livre : « Tout part du chewing-gum. C’est lui le cœur de l’histoire.» […] « Il est à la fois unique, puissant et fragile. C’est une toute petite chose qui en raconte de très grandes, et il résume bien en cela l’idée de l’exposition : comment les objets ont une résonance et une signification qui les dépassent eux-mêmes. » La préface signée Nick Cave raconte ce même point de départ, à l’occasion d’un concert exceptionnel donné au Meltdown Festival le 1er juillet 1999 par Nina Simone. A la fin du spectacle, Warren Ellis surgit sur scène pour s’emparer de la serviette en papier où reposait le chewing-gum, laissé sur son piano. Précieusement conservé dans un sac Tower Records par Warren tout au long des années suivantes telle une relique, mais également comme un talisman, ce livre va nous raconter à quel point cet objet a changé sa vie et lui a permis des rencontres fédératrices et merveilleuses.
Vingt ans plus tard, Nick Cave, en vue de la préparation de son exposition Stranger than Kindness, cherche des objets à exposer à la Bibliothèque Royale du Danemark et sollicite son ami pour présenter une de ses reliques personnelles. Et le chewing-gum de Nina Simone refait surface, devient guide pour Warren avant d’être placé dans une vitrine pour la fameuse exposition. Et cette demande est le cœur et le chœur de ce livre. » En le regardant, (le chewing-gum) j’ai pris conscience qu’un jour, je ne serais plus de ce monde, cet objet sacré finirait à la poubelle. Ce projet d’exposition m’offrait une chance inespérée d’extraire le chewing-gum de Nina Simone de mon orbite, comme si je l’avais eu assez longtemps sous ma garde et qu’on me demandait à présent de lui rendre sa liberté pour le bien commun. De le transmettre. Le moment était venu de le restituer au monde. »
Dans Le Chewing-gum de Nina Simone, Warren Ellis partage l’histoire d’une passion qui est la sienne, ou plutôt de plusieurs passions : d’abord, de son amour pour la grande Nina Simone, qu’il aura eu la chance de voir peu de temps avant sa disparition. Il nous raconte aussi sa vie de musicien, sa rencontre avec Nick Cave dans les années 90, son entrée dans les Bad Seeds, leur amitié indéfectible et leur lien profond, et son destin fait de rencontres fédératrices et intenses, aussi et surtout d’objets qui parlent, et réciproquement. Car on apprend, au fil des pages, dans la suite d’inventaires que fait Warren Ellis qu’il est un collectionneur excentrique d’objets personnels ordinaires, d’objets anodins conservés, oubliés dans un tiroir, un meuble, un attaché case, une valise, durant des années, avant d’être retrouvés, rendus à la réalité, réapparaissant aussi dans sa mémoire. Un mélange de Perec, de Prévert, oui, aussi, il y a de ça dans ce livre. « Nos liens aux objets. Les histoires qu’ils nous racontent, les lieux et les instants passés vers lesquels ils nous ramènent. Voyages dans le temps. Traités d’union. Histoires partagées. »
Car c’est bien plus que l’histoire d’un chewing-gum ce récit, même s’il a appartenu à Nina Simone, c’est également la naissance d’un autre artiste et de l’importance de certains objets qui accompagnent nos vies, recelant parfois certains pouvoirs selon l’importance qu’on leurs accorde. Des objets précieux qui deviennent de véritables talismans, tant leurs possessions nous donnent de la chance. Ainsi, grâce à cette charge pure et positive de foi, d’espoir, de confiance, de voie à suivre, ce chewing-gum va curieusement devenir une sorte d’icône bouleversante pour toutes celles et tous ceux à qui il le montrera. Et plus encore, à qui il le confiera, pour qu’il ait une nouvelle vie, mais… n’en révélons pas trop. A travers une centaine de photographies de folles aventures au fil du temps, Le chewing-gum de Nina Simone est un véritable objet incroyable à lui-même. Un livre étonnant, émerveillant, poétiquement vibrionnant, étincelant, il emporte même tous les adjectifs abracadabrantesques pour le décrire car oui, il est indescriptible, il ne ressemble à personne, comme son auteur, comme un chewing-gum … ceci n’est PAS un récit autobiographique car il est une suite de listes, bilan, aussi, le fil narratif classique n’est pas dans ces pages, tout est mieux, bien mieux… Ce n’est pas un journal intime, ce n’est pas un rapport objectifiant de hasards pourtant improbables, ce n’est pas un livre de croyance en le destin, ce n’est pas un catalogue de moments, ce n’est pas une discographie, une partition, non et oui, c’est un peu tout ça à la fois.
On ne sait pas très bien à qui en recommander la lecture : aux fans de Warren Ellis, de Nina Simone, de Nick Cave and the Bad Seeds, aux passionnés de musique ou d’histoires autour de la musique, des musiciens et de leurs objets de prédilection, aux rieurs de lire du High Fidelity à l’écrit, aux passionnés de la poésie naturelle de la vie mise sur pages et dans tous ses états, aux obsessionnels collectionneurs qui amoncèlent chez eux disques, reliques, objets, goodies, tickets de concerts et objets ramassés ici ou là, tout ça pour archiver le réel et tatouer autour d’eux le temps qui passe ? … Impossible de déterminer à qui le conseiller, alors autant le conseiller à tout le monde, puisque rien n’est enfermé dans une case dans ce livre, ni dans une bouche, ni dans une serviette, ni dans un concert, tout est au fil de l’exploration multisensorielle du domaine des possibles, ce chewing-gum ouvre le monde à lui seul, a-t-on l’impression en lisant.