Je n’arrive pas à me rappeler de l’année. Et encore moins de l’artiste qui avait eu les honneurs de la couve de ce numéro de Rock & Folk. Ce devait être en 1984 – ou peut-être l’automne 1983. Car j’avais déjà entendu parler de la scène indépendante espagnole, ça c’est une certitude. Je l’avais découverte au cours des étés que je passais en partie à Altea, une coquette cité balnéaire située à une dizaine de kilomètres de l’hallucination architecturale qu’est Benidorm – pour résumer : les années 60, le franquisme (nous y reviendrons), le tourisme. Là-bas, j’avais sympathisé avec un garçon du coin de deux ans mon ainé, qui trainait en mobylette avec sa bande de copains (en idiome local, on appelle ça une pandilla), connaissait à peu près tous les lieux cool de la côte et partageait avec moi les mêmes gouts musicaux – dans le désordre, The Cure, New Order, l’electropop et la new-wave en général. Entre deux étés, nous nous écrivions régulièrement pour évoquer nos dernières découvertes et échangions des disques. Je lui envoyais les productions hexagonales (je me souviens très bien lui avoir fait parvenir Seppuku de Taxi Girl, le mini-LP d’Indochine, celui d’Octobre et d’autres choses du genre…) quand lui m’envoyait les disques de la scène locale et entre nous, j’étais impressionné par le nombre incroyable de labels indépendants et de groupes, qui chantaient tous dans leur langue natale.
Alors, les cinq ou six pages que Rock&Folk consacrait à la Movida dans ce numéro devenu inconnu tombaient à point nommé pour attiser mon intérêt, faire travailler mon imagination et nourrir quelques fantasmes – la claviériste et chanteuse Ana Curra, l’une des égéries du mouvement aux côtés d’Alaska, c’était quelqu’un quand même. Le journaliste français racontait dans le moindre détail le fourmillement de musiciens et d’artistes, les lieux hétéroclites (le marché aux puces du Rastro, les bars, les salles…), la dope, le ciel si bleu et le soleil qui parfois tabasse, les rixes, les ruelles, les looks, les bières bues aux comptoirs. Cet article, qui dans mon souvenir n’était illustré que par des dessins – le journaliste était peut-être parti seul, sans même savoir si oui ou non cette Madrid-là vaudrait le coup d’un reportage et si ce reportage pourrait intéresser le magazine –, je l’ai tellement lu et relu que j’ai presque fini par le connaitre par cœur. Et c’est précisément à ce moment-là que j’ai décidé de faire de Madrid l’une des villes les plus cool de l’univers – une intuition confirmée une petite décennie plus tard.
Une des villes les plus cool de l’univers, Madrid l’a effectivement été. Cool comme un roman de la beat generation, cool comme un polaroïd d’Andy Warhol, cool comme une chanson du Velvet Underground, cool comme un film de la nouvelle vague. Elle l’a été à la période charnière des années 1970 et 1980. Et pourtant, en 1978, elle est parait-il encore « une merde / même les rats ne peuvent pas y vivre » – c’est en tout cas ce qu’affirmait le groupe de hard rock Leño sur son premier single, Este Madrid. Peut-être. Mais les changements sont en marche. Trois ans plus tôt, le 20 novembre, le dictateur Francisco Franco passe enfin de vie à trépas après avoir mené pendant trente-six années une dictature fasciste placée sous le signe de l’Église, de la pauvreté, du sport comme opium du peuple, de l’Opus Dei, de la répression, de la législation organique et de l’interdiction des libertés. En 1969, en homme prévoyant, il a nommé son successeur, un noble qui a priori a tout du mouton, Juan Carlos de Bourbon. Oui mais. Alors qu’il assure des périodes d’intérim en 1974 et 1975 lors de la maladie de Franco et qu’il devient Roi au décès de ce dernier, Juan Carlos comprend vite que face aux tensions (pour l’ETA et quelques autres, le combat ne s’arrête pas là), seule la voie d’une monarchie démocratique peut assurer au pays un avenir un tant soit peu serein, alors que les partis de gauche qui sortent du maquis (les socialistes du PSOE, les communistes du PCE) savent que c’est pour le moment la seule solution envisageable, en tout cas la moins risquée – prôner une opposition entre monarchie et république serait (re)mettre un pays encore sonné à feu et à sang. Et c’est au moment où l’Espagne et Madrid sont dans cette phase un peu brumeuse de convalescence que le mouvement punk, sa musique, sa philosophie du do it yourself, ses fanzines se répandent en Europe comme une tâche d’huile. Les frontières qui s’ouvrent, les mœurs qui se libéralisent, les carcans qui explosent font de la capitale espagnole un point de chute et de rencontre idéal. Alors, ce sont des peintres, cinéastes, photographes, créateurs, dessinateurs, musiciens « amateurs » (dans le sens le plus noble du terme) qui vont se retrouver là avec les mêmes aspirations. Des aspirations que les réformes politiques et surtout, l’arrivée des socialistes au pouvoir vont encourager. Car on ne peut décemment pas évoquer la Movida sans parler de l’élection à la mairie de Madrid d’Enrique Tierno Galván en 1979, un homme brillant qui comprend vite l’intérêt d’un mouvement pluriculturel définitivement tourné vers le futur – même sans trop savoir de quoi sera fait le seul lendemain.
Dans la foulée de Kaka De Luxe, qui voit le jour dès 1977 et véritable formation zéro d’une scène musicale en devenir (se retrouvent en son sein des futurs membres d’Alaska Y Los Pegamoides, Radio Futura, Paraíso puis La Mode), c’est l’explosion. Lors de relations parfois incestueuses, de nouveaux groupes naissent presque chaque jour – Gabinete Caligari, qui finira par inventer le « rock torero », Derribos Arias et son leader foutraque surnommé Poch, auteurs d’une pop surréaliste matinée d’électronique, Décima Victíma et sa new-wave monochrome qui doit pas mal aux Cure de 17 Seconds et Faith, Aviador DRO et ses chansons electrodadaïstes. La new-wave, puis les scènes post-punk et gothique américaines et britanniques font vite des émules. Mais le mimétisme s’arrête souvent aux vêtements, aux bracelets en cuir, aux cheveux crêpés et à la couleur noire en guise d’étendard. D’autres se tournent vers l’electropop du label Mute et de The Normal, le Velvet est partout – tout comme Bowie, Iggy et Roxy. Dès 1977, les artistes peintres Enrique Naya et Juan Carrero, couple à la vile comme face à une toile vierge, font de leur domicile sis dans le quartier mal famé de Malasaña un point de rencontre pour tous ceux qui désirent écrire le futur. Et c’est d’ailleurs dans cet appartement que seront tournées les scènes d’intérieur de Pepi, Luci, Bom Et Les Autres Filles Du Quartier (1980), le premier long-métrage de Pedro Almodóvar, un des acteurs les plus omniprésents de la Movida, allant jusqu’à former un groupe avec l’exubérant Fabio McNamara, qui multiplie les looks extravagants et s’affirme en homosexuel dilettante touche-à-tout, jusqu’à devenir un modèle pour beaucoup.
On le sait : un mouvement, aussi créatif et excitant soit-il, ne peut pas exister sans ambassadeur qui soit à la hauteur. Outre Almodóvar, la Movida, elle, s’en est trouvée plusieurs, à l’instar du susnommé Poch ou du très charismatique Eduardo Benavente, ex-Pegamoides et leader des gothiques Paralisis Permanente, devenu martyr après son décès en 1983 lors d’un accident de voiture à l’âge de 20 ans. Et puis, bien sûr (et surtout), cette jeune femme mexicaine, mi-Siouxsie mi-Madonna, qui a piqué son surnom d’Alaska dans un poème de Lou Reed.
Alors que cette faune épouse la vie nocturne chère à l’Espagne et ses horaires décalés, et métamorphose le quartier Malasaña en son Quartier Général, la littérature, le cinéma, la peinture, la mode, la photographie, les musiques se trouvent définitivement des terrains d’entente que certains – le Velvet en tête, on y revient – avaient commencé à explorer quelques années auparavant. Dans la capitale d’un pays qui est alors l’un des plus pauvres d’Europe, l’effervescence culturelle bat son plein. Sur fond de drame lié à trente-six ans d’une dictature dégueulasse – le 23 février 1981 et le coup d’état avorté des généraux –, de (re)découvertes des libertés, d’excès en tout genre, de sexualité désinhibée et d’homosexualité enfin affichée en plein jour, un noyau de femmes et d’hommes font ainsi voler en éclat les interdits et les habitudes, s’inspirent de l’étranger mais n’oublient pas leurs racines. Parce qu’ils écoutent autant Vaínica Doble que Berlin, qu’ils lisent Burroughs et Garcia Lorca, qu’ils regardent les films de Berlanga et de Saura tout comme ceux de Morrissey et de Coppola, les groupes jouent une musique qui a parfois des accents britanniques mais chantent toujours dans la langue de Cervantes. Les musiciens créent leurs propres labels (Discos Radioactivos Organizados, alias DRO, fondé par l’éminence grise d’Aviador DRO, Servando Carballar ; Tres Cipreses, imaginé entre autres par Benavente et sa compagne Ana Curra ; GASA, projet initié en partie par les musiciens de Décima Víctima) et distribuent même les productions anglo-saxonnes. A partir de 1981 et quatre années durant, la salle Rock-Ola a beau être un peu excentrée, elle accueille toute cette scène et les groupes étrangers du moment, jusqu’à sa fermeture après le décès d’un jeune homme lors d’une rixe entre rockers et mods le 10 mars 1985…
À Malasaña, les bars, les pubs ou les presque discothèques comme la Vía Lactea et son enseigne en néon ou le Pentagrama, ouvert en 1976 et immortalisé dans le classique de Nacha Pop, La Chica De Ayer (« Y luego por la noche al Penta a escuchar / canciones que consiguen que te pueda amar ») sont autant de points de départ ou de chute, mais avant tout des lieux d’échanges et de discussions pour ces jeunes gens eux aussi modernes (d’ailleurs, on les appelait parfois les modernos) toujours prêts à tirer des plans sur la comète. Des journalistes comprennent derechef l’importance de ce qui se passe sous leurs yeux, à l’instar des hommes de radio Julio Ruiz et Jesús Ordóvas, de Dario Manrique ou de la charismatique Paloma Chamorro qui entre 1983 et 1985 anime à la télévision La Edad De Oro, sorte de Droit de Réponse hispanique – pour la fumée de clopes sur le plateau et les interviews pas toujours faciles – dédié aux arts en général et à la musique en particulier, avec les meilleurs groupes nationaux et internationaux se produisant live à chaque émission. Fanzines sur la musique, la BD ou la photo, festivals, courts et longs-métrages (impossible d’oublier le joyeux foutoir qu’est ¡¡¡ A Tope !!! réalisé par Tito Fernandez, sorte de La Brune Et Moi en version espagnole), expositions (avec la venue à Madrid d’Andy Warhol en 1983, une sorte d’épiphanie pour beaucoup), amitiés puis inimitiés, séparations, fâcheries, réconciliations vont rythmer les années de la Movida qui finit par s’étioler au mitan des années 1980 – et même bien avant cela, affirment les puristes.
C’est une fin comme toutes les fins, un peu triste et parfois liée au règne de l’héro, à l’apparition terrible du SIDA, à la récupération – les puristes, encore, parlent de « Movida promovida« , la « Movida promue (sous-entendu par les partis politiques) » – et puis aux succès qui font que certains acteurs quittent l’underground pour se frotter au grand public avec plus (Alaska Y Dinarama, Almodóvar) ou moins (Gabinete Caligari, Radio Futura) de bonheur. En 1986, la Movida n’existe plus vraiment, mais une marque de voiture espagnole sort un modèle qui porte son nom. C’est dire l’ampleur que cette contre-culture a prise en quelques années, alors que l’évolution tonitruante de l’Espagne est un peu à cette image puisque de nation laissée pour compte qui pansait ses plaies, elle est devenue une nation en pleine expansion dirigée par le socialiste Felipe Gonzáles, qui vient de faire son entrée officielle dans l’ancêtre de l’Union européenne…
C’est un peu tout cela qu’arrive à retranscrire l’exposition qui se tient aux Rencontres de la Photographie d’Arles jusqu’au 22 septembre prochain. Il faut dire qu’elle s’appuie sur quatre acteurs essentiels et observateurs privilégiés de cette époque, quatre photographes qui ont souvent expliqué qu’au-delà d’un talent inné et d’un œil aiguisé, ils se sont surtout trouvés « au bon endroit eu bon moment ». Le « vétéran » Pablo Pérez-Minguez, décédé en 2012 à l’âge de 66 ans, a eu une vie avant la Movida (il a fondé la revue Nueva Lente en 1971), mais il est l’un des témoins les plus actifs des années folles de Pedro Almodóvar et de ses comparses, responsable de quelque 20 000 photos de cette époque échevelée, shootées sur le vif sur scène, dans les loges, les bars ou dans la rue. Bárbara Allende, connue d’abord sous le pseudo d’Ouka Lele, puis celui d’Ouka Leele (comme dans ses travaux, l’importance est dans le détail) n’est pas une photographe traditionnelle : son objectif est presque de détourner la photographie de sa fonction habituelle (reproduire le réel) pour la transformer en œuvre onirique qui flirte avec le surréalisme – pour ce faire, elle a l’habitude de faire des tirages en noir et blanc, de les peindre à l’aquarelle avant de reprendre en photo le résultat. Cette « sublimation du quotidien » est définitivement liée à l’esprit (rétro)futuriste de la Movida et certaines de ses œuvres vont ainsi orner quelques pochettes de disques, à l’instar de celles de Peor Impossible, Ilegales ou Danza Invisible. Presque à l’opposé, se tient Alberto Garcia-Alix, un passionné de moto qui se voit comme un « artiste de la vie », pour qui la photo est une façon de « fixer le présent ». Ses clichés en noir et blanc sont sans doute les plus rock de l’exposition, flirtant parfois avec la fascination de cette génération pour l’héroïne, figeant des gueules (et entre autres, celle, très belle, de son ex-petite amie Ana Curra) et des attitudes sans fard. Miguel Trillo, quant à lui, se pose en chroniqueur des tribus qui accompagnent chaque scène musicale. Son travail, certains l’ont découvert l’an passé par l’intermédiaire de ce magnifique portrait de deux jeunes femmes pris à la salle Rock-Ola qui ornait la pochette de la compilation Contra Ola – regroupant des formations d’obédience électronique nées lors de la Movida. Entre 1980 et 1984, il a publié six numéros d’un fanzine baptisé Rockocó, qui, exception faite du premier – un numéro 0 –, s’intéressait à chaque fois à un mouvement précis : mods, rockers, heavys (comme on dit en Espagne), punks et néo-romantiques. Mais outre la richesse offerte par l’éclectisme et l’abondance des photographies – même si, histoire de faire un peu son fanfaron, on regrette l’absence d’un portrait d’Ana Diaz Garcia par Garcia-Alix (il en existe un, où cette éphémère chanteuse de Dinarama, avant d’en être la manageuse et de signer quelques paroles de chansons, se tient à côté d’une moto) ou celle de dessins du disparu Ceesepe (que sa grande amie Ouka Leele considérait comme leur « Toulouse Lautrec« ) –, la force de cette exposition tient aussi au fait qu’elle propose d’autres supports, comme ces pochettes de disques, ces affiches, cet article de 1985 extrait du Rolling Stone américain (et c’est là qu’on se dit que celui de Rock&Folk aurait eu aussi toute sa place) et surtout ces vidéos projetées en grand format où se succèdent clips, passages télé en play-back ou prestations en direct à La Edad De Oro… Et puis, à l’aune des regards et des expressions, des looks libérés et des visages grimés qui s’affichent sur les murs des différentes salles, il s’en dégage aussi une dimension terriblement humaine car, au-delà de souligner le fantastique tumulte artistique et culturel qui agite alors Madrid, cette exposition est aussi le témoignage d’une époque où l’Espagne et sa jeunesse ont (re)commencé à vivre. C’est aujourd’hui ce qui est peut-être le plus frappant. Mais c’est bien sûr une dimension qui m’était, lors de ces étés du début des années 1980 où régnaient surtout l’insouciance et les premières libertés loin du cocon familial (pêle-mêle, la première cigarette, la première caña, la première cuite, le premier vrai baiser…), complètement étrangère. Alors reste désormais le regret, après avoir découvert tout cela presque en temps réel, le regret de n’avoir pas osé partir pour vivre de l’intérieur (même sur sa fin) l’un des plus importants mouvements culturels nés à la fin du XXe siècle. Car parfois, il faut le savoir : on ne vit même pas deux fois.