« On efface les chroniques et le passé est vierge, de ces coups de sangs critiques, des erreurs chronologiques, des labyrinthes tectoniques, des coups de balai sur les fondations, c’est une nécessité »
« Vois, tes mots me rendent meilleure »
S’il y a des artistes qui ne se posent pas de questions quant à la nature profonde de leur métier, voire de leur être, ce sont bien les ex-pensionnaires du label Lithium. Et si l’entreprise de Vincent Chauvier a fermé ses portes il y a un peu moins de vingt ans maintenant, les jeunes pousses grandies sous son aile ont depuis embrassé des carrières dont le moindre des soucis est justement leurs débuts tonitruants. Il y avait une vie après le label à l’empreinte historique, et Superbravo et La Fresto en sont la preuve. Et peu importe le degré de reconnaissance que chacun a rencontré, la musique était un choix non négociable, qu’elles qu’en soient les conséquences. S’il était dans les compétences d’un directeur artistique de ressentir ça chez une personne en devenir, l’urgence de la passion, ce dévouement à la vie à la mort, on peut dire que Vincent Chauvier s’est peu trompé. Voire jamais.
C’est d’abord La Fresto qui revient dans l’actualité. Auteur de nombreux albums parus en catimini depuis le disque (Ça va mieux, non?) qui avait fermé le ban Lithium en 2003, il revient avec un neuf titres, sous appellation cryptée, 22 222, l’espace d’une semaine seulement, du 22 février au 29 février. « La sortie sur une semaine est une forme de lutte. Je le vois un peu comme ça. Une réponse au matérialisme numérique qui est, quoiqu’on en dise, assez illusoire. C’est très certainement un tournant dans ma façon de produire et de publier ». Expérimentales dans leur diffusion, les chansons de La Fresto, graphiste de son état, fraient dans les marges d’une cold-wave de chambre où il n’est pas rare de croiser le fantôme de Joy Division, celui du Closer, le plus froid, le plus synthétique, le plus Martin Hannett, les rhizomes abstraits et modulaires d’Autechre, ou des bribes de chansons abandonnées proches de celles de l’armée des sombres que j’avais évoqué il y a quelques mois. Les mots sont lâchés avec un brin de distance, un soupçon de violence, accentuant leur portée, car La Fresto n’est clairement pas là pour rigoler : il est question de finitude (« à quelle heure c’est la fin déjà? »), d’oubli, d’ailleurs, de départ, de mort. Et pourtant, un charme inconscient et fragile agit au détour d’entrelacs de guitares électriques, de chant à moitié parlé, à moitié chanté, de mélodies de M.A.O. (Ailleurs autre), de rythmes qui se mettent à sautiller sans raison (La maison oubliée), de choeurs approximatifs (Assassin). L’ensemble tient par un fil ténu et oriente l’auditeur dans le labyrinthe de ce disque cerveau, où il vaut mieux ne pas se perdre, dans cet ultra-noir, tout juste zébré (comme sur le visuel de la pochette) de rouge. Sang.
De sang, il est question chez Superbravo, celui qui pulse dans les veines des danseurs agités dans tous les sens par la recherche d’un groove tant gracile que puissant. Cet aspect rythmique prononcé et blanc bec fonctionne à plein tube, et muscle la plupart des chansons de Sentinelle, de façon frontale comme sur Il n’y a plus foule ou de façon plus intimiste (Dans nos loups ou Chanteur). Cette variété chic qui bouge, déjà affichée dans les années 80 (Antena, Elli Medeiros, Lio) est ici propulsé par les technologies modernes, et un relief des arrangements où tout s’entend de façon précise (dans cette clarté poétique à la François & The Atlas Mountains). Si le Top 50 existait encore, cette musique taillée pour les corps emporterait sans doute le pompon. Ce côté solaire reste cependant parcouru de-ci de-là par une profonde mélancolie originelle dans les paroles (de celles de personnes qui ont du vécu, ma foi) et dans la voix d’Armelle Pioline (des intonations proches parfois de celles de notre grande prêtresse du mal de coeur, Françoise Hardy ou sa descendance lointaine Françoiz Breut) pour un alliage déhanchement-mélancolie comme ticket gagnant. Les pieds ont la bougeotte, la boule est dans la gorge, mais contenance préservée sera, des deux côtés. Sur l’évolution de son écriture depuis Holden, Armelle Pioline confiait dans Langue Pendue n°2 : « Je pense que mon champ lexical et mes lubies restent les mêmes, je tente encore et toujours de partir de l’intime pour aller vers l’universel, et sans doute aussi d’écrire la chanson qui traversera les frontières et les générations. » On y est presque, les gens.