— Ça te dit d’écrire sur le prochain Julia Holter ?
— Oui.
Et voilà. Et nous voilà, là.
L’actualité musicale me rattrape rarement. Ça prend du temps d’écouter un disque, de l’écouter vraiment et donc longtemps. Mes amitiés musicales sont souvent réservées, suspendues, abritées, lentes.
Question récurrente : comment font-ils pour savoir, eux, ce qu’ils pensent d’un disque en si peu de temps, ceux qui écrivent quelques mots dessus chaque mois et parviennent à le faire avec pertinence et précision, et sans trop de fautes ?
Je sais, moi, que les avis de bonne foi changent ou s’érodent aussi, souvent chez les critiques que je lis le plus – peut-être que j’en lis de moins en moins. Pas parce qu’il y en a trop, ou le numérique, ou je ne sais quoi. Juste que ça ne m’intéresse plus autant, ou différemment.
Je sais aussi que certaines évidences frappent immédiatement, que d’autres voient leur impact retardé des jours, des semaines, des mois, des années.
Ça paraît difficile d’être critique et d’avoir un agenda de son goût.
On rencontre certaines œuvres comme certains individus.
Une rencontre est une première, sinon elle constitue une retrouvaille. Mais une rencontre peut, aussi, être une reconnaissance.
Le choix du terrain a son importance essentielle. Un disque ou un artiste ne s’envisage pas de la même façon à la mer ou à la montagne, à la campagne ou en ville, de jour ou de nuit, les pieds actifs jusqu’au cou dans quelque randonnée ou assis dans une rame, ou assis dans un canapé, ou allongé dans un canapé ou, comme souvent, l’œil flottant sur les lignes d’un écran, pas très bien assis, voire pas assis du tout, avec des écouteurs de plus ou moins bonne qualité – ne rêvons pas de haut-parleurs – ne rêvons pas de disque physique – ne rêvons pas.
Souvenons-nous d’un Ben Folds Five acheté puis oublié sans même l’avoir écouté, rencontré des mois plus tard à l’occasion d’une grippe – c’était le seul album à portée de main. Souvenons-nous d’un Grandaddy acquis la veille de la date de rendu d’une dissertation, et donc rencontré comme une cerise plutôt qu’une madeleine, au bout de la nuit de travail. Le temps et l’espace.
Les souvenirs forment la jeunesse et l’idée qu’on en garde, mais pas seulement : on en use et on se surprend parfois, à l’âge où l’on se croit échaudé, connaisseur, à l’âge sans doute de la conscience de ce que peut être la fatigue, à l’âge où les émotions des meilleures rencontres semblent devoir s’éloigner sans rémission, on se surprend à reconnaître, dans une excitation inattendue, une curiosité digne de l’adolescent à la chambre solitaire, à guetter un nom, un visage, des prémices inespérées.
J’ai rencontré Julia Holter en 2012, par les anciens passages : une brève chronique d’Ekstasis lue dans New Noise, un bout d’interview, qui partagent la page avec Grimes. Les deux me parlent, immédiatement, sans en avoir écouté une note. Domine dans les sentiments d’alors le besoin fort de nouveaux schèmes, de ne pas tout comprendre – de ne pas en avoir l’impression –, mais avec des invitations aisées à identifier, et le concept mystico-grec de l’une, la citation d’Akhmatova sur la pochette de l’autre rassurent juste assez pour acquérir leurs disques à la sourde. À l’ancienne donc, sur la foi d’une page de chroniques qui disent – la musique est bonne.
Deux mois durant, c’est Grimes qui occupe les enceintes et les écouteurs. Des chansons aux coutures de leur année, quand je ressens le besoin de coutures et de wagons à raccrocher, de mode, d’air du temps – elles reviendront peut-être une nuit pour une visite, qui sait ? Elles semblent si loin désormais.
Au-delà de sa surface pleine d’étrange et de mystique, le bazar de Holter se dépose sur les jours.
D’abord, certains morceaux arrêtent mais le disque dans son ensemble glisse comme un tout, trop riche. On n’avale pas un continent d’une traite. Une principauté à la rigueur, un continent c’est trop grand.
Errance.
Puis un vidéoclip échoue dans les suggestions des tubes, Moni, mon amie, et donc devant les yeux pour fixer les couleurs, dire ce qui est important, confirmer l’humour et le désespoir, échapper aux tics de la saison. Si son image est là, si forte, à rejouer en trois minutes apparitions, disparitions, fantômes et présence, sa musique peut, doit, être en des lieux qui m’intéressent. Des yeux aux oreilles s’écrit un guide pour un cri d’inactualité. Ça fait du bien.
Ladite chanson, avec ou sans images, devient pivot et ancre par son caractère plus direct ses camarades d’album dans ma psyché, des morceaux ni post-punk, ni prog, à peine pop, remplis jusqu’au débord qui effraie, fait sale, réjouit quand on y plonge. On peut penser à ces plats éployant douze saveurs au lieu de trois : un défi difficile mais sublime, pour une longueur en bouche incomparable. Et Ekstasis de devenir un festin de thèmes, mélodies et paroles à niveaux et couches multiples qui interagissent selon des façons dynamiques, renouvelées.
Le foisonnement général est propice aux surprises asymptotes : une écoute suit certains fils, une autre en suit d’autres, et ainsi de suite, et l’on se trouve pris dans une combinatoire infinie d’histoires, de lieux, de moments.
Il y a, une fois franchi le gué Moni, mon amie, le continent immense imaginé par la musicienne.
Julia Holter joue avec une quantité impressionnante de matériaux, un instrumentarium étendu autour de quelques pivots et de variations, des mélodies et des mouvements harmoniques nombreux, des figures rythmiques composées, qu’elle ordonne.
À l’auditeur, cela parvient en grand écart : d’une part, l’écho de certaines pièces free – Mu de Don Cherry, Liberation Music Orchestra de Charlie Haden et Carla Bley – pour la tension entre tonal et atonal, rythme et arythmie, pour le soin du timbre ; et d’autre part, la perception d’éléments polyphoniques – composition à plusieurs mélodies simultanées –, donc très écrits, dans un contexte pop d’essence monodique – une mélodie et son tapis harmonique. Autrement dit, d’un côté le sentiment de liberté d’une musique pourtant profondément narrative, et de l’autre une essence scripturale, supposément fixe, guidée par la voix de Holter.
On a cité le travail de Bley et Haden : on en est proche dans les alternances entre les phases d’éclatements, aux harmonies brouillées, et les pièces ramassées, arrangées, serrées sur les réminiscences de mélodies et de flonflons.
Que Holter chante et articule des paroles, au-delà de son timbre particulier – au-delà du statut particulier de la voix humaine –, offre encore un autre angle pour ordonner l’écoute de ce qui apparaît d’abord comme un fouillis. Il n’y a pas tant un milieu à une figure, qu’un fil principal dans le tricot.
Holter a un système, le concept, et une langue, la partition, qu’elle appuie sur une formation musicologique approfondie. La conjugaison des moyens techniques –compositionnels – sophistiqués qui en découlent, d’une culture esthétique échappant aux biais et limites de ces mêmes moyens – point de jazz technicien –, et d’une inspiration fantaisiste, littéraire etc., constitue un alignement des astres inespéré. En cela, elle est un événement.
En cela, elle est une rencontre.
Ekstasis, pensé d’abord comme album, procède de l’exploration d’une figurologie mythique grecque, un miroir donné, un jeu de contraintes. Dans l’usage, dans l’exploration de ces contraintes naît l’émotion qui suit la voix, première pierre, premier mobile, et ses arpents. Un disque à ne pas écouter trop tard ni trop seul – mais est-il possible de l’écouter à plusieurs ? – sous peine de finir en larmes, sous peine d’écouter les paroles.
J’ai vécu des années avec ce disque que je voulais unique, isolé, perdu. Que je voulais sans avant ni après. Conçu comme un tout, comme une œuvre composée de chansons, de morceaux, il n’est pas tant un concept-album, qu’un album dirigé par un concept servant de repli, de rebond, d’extérieur crucial à l’inspiration : aller chercher au dehors de soi un intime qui ne fut engoncé par les tentations narcissiques.
Il y a là quelque chose qui résonne avec l’événement de la littérature, avec les romans écrits par de grands lecteurs : question de vocabulaire, de longueur, de densité, d’espace, de temps ; question d’avoir la place dans sa vie pour Musil, et Chandler, et Bashô. Tous se justifient. Et au pays de Beat Happening comme au pays des Modern Lovers, la longueur d’Ekstasis se justifie aussi, sa profusion, sa liberté, ses digressions.
Sa beauté.
Difficile, de là, du point où je me suis mis, d’attendre Holter ailleurs. Difficile de la guetter, difficile de l’espérer.
Loud City Song (2013) arrive, un premier extrait – World – à la densité parfaite, des morceaux de voix, des morceaux de chœurs, dans lequel les timbres synthétiques ont momentanément disparu. Un extrait suspendu dans l’air nocturne, sans repère autre que quelques lueurs floues. Ce n’est pas l’heure.
Ce n’est pas le moment.
Le disque met des années à me naître.
Il me dévaste alors.
Je reprends World puis je prends l’album entier.
Il parle encore plus au cœur qu’Ekstasis, il sait dire ce qu’est disparaître quand je finis juste d’apprendre ce mot.
Mieux, le curseur entre monodie et polyphonie devient invisible, ou il surprend moins. Le nouveau continent s’étale sous des latitudes moins exotiques et la place grandissante accordée aux instruments acoustiques et à leurs jeux de timbres permet une exploration plus aisée. Quand ils ne s’éteignent pas, les mouvements harmoniques, toujours sophistiqués, sont plus lisibles – quand ils ne s’éteignent pas. Et – nous sommes en ville, ensemble, Julia et moi.
Passent les jours, les années.
Have You in my Wilderness (2015) retentit tandis que je traîne encore les ruelles de Loud City Song. « Il saura bien m’attendre », me dis-je. Puis j’aperçois les couvertures.
Acceptons cet axiome : un disque qui obtient les unes à la fois de Wire et de la revue dont on ne dit plus le nom est un disque important.
Je traîne encore.
Le concept est à la pop. Les amis aiment. Les choses semblent autres. Je clique enfin sur le clip, il y a un chien, il y a tout. Le disque est encore le même, le même que les autres, et il est différent, comme chaque fois.
Des années, de nouveau, à se perdre dans cette nouvelle perfection.
— Ça te dit d’écrire sur le prochain Julia Holter ?
Que veux-tu que je te dise ? Oui, bien sûr, mais j’en suis incapable. Je l’écoute et je m’y noie de bonheur, comme pour les précédents, mais est-il possible de ramasser dans un feuillet le disque d’une artiste qui m’a déjà tant occupé ?
Aviary a son concept – littéraire –, ses musiciens devenus fidèles à force d’albums, ses timbres, son ouverture free et pourtant écrite, ses monodies et ses polyphonies en tension, et il ne me choque pas à la première écoute – pas de révolution – mais à la dixième, précisément parce qu’il me dresse encore les poils sur les bras à force de dilater, concentrer, composer et décomposer chaque instant, à force de me faire ressentir et, avant tout, de me faire ressentir le temps.
Je ne suis pas sûr d’avoir le droit d’écrire ça et pourtant c’est ce qui se passe : Aviary, comme tous les disques de Julia Holter, me fait ressentir et, avant tout, me fait ressentir le temps. C’est un propre de la musique et c’est le propre de ce disque.
On sait depuis Alex Ross que « la meilleure musique est toujours celle qui nous convainc, à tel ou tel instant, qu’on pourrait se passer de toutes les autres. » Quand je constate à quel point les siècles et les secondes s’écrasent dans Aviary comme dans une stase depuis que je connais nombre de ses avenues et quelques unes de ses ruelles – je les connais parce que je m’en souviens –, il me semble qu’aucun autre disque ne pourra me glisser autant de sentiments de fugace, voire autant de sentiments d’éternité. Il me semble qu’aucun autre disque ne pourra exister alors même que je sais que c’est faux.
Possible porte d’entrée, I Shall Love 2, tube minimaliste qui évoque Laurie Anderson et Lou Reed sans guitare avec de la contrebasse, bref, qui évoque du Suicide – boîte à rythme – avant de finir en apothéose joyeuse, bref, sans l’ombre d’un doute l’une des plus belles chansons de Julia Holter.
Autre possible, Colligere, glissé par Brian Wilson dans les partitions de Vangelis après sa découverte de la Messe de Notre Dame de Machaut.
Il y a aussi In Garden’s Muteness, un genre d’On The Beach tripoté par Kate Bush jusqu’à la plus lugubre des gondoles.
Il y a des trompettes de Talk Talk, et des trompettes de Mark Hollis.
Il y a des bouts de rock, des bouts de funk, des bouts de folk, des bouts de choses.
Il y a tant.
Il y a les vidéos, les paroles, les profusions, de quoi s’occuper quelques années jusqu’à la prochaine fois, avec les trucs des dossiers de presse et les trucs qui se passent quand on écoute.
Il y a, avec Aviary, des années de secondes et de minutes à habiter les continents accueillants de Julia Holter qui sont là, enfin, de nouveau.