Un dimanche grisâtre en ce début d’année ne promettait rien d’autre que de voir Jokari en concert, quelque part dans le quartier de la Krutenau à Strasbourg. Sous la pluie, à vélo, j’essayais de me rejouer les mélodies préférées de l’album CD que je venais de recevoir en provenance de Toulouse, c’est drôle, parce que j’étais persuadé d’avoir commandé une cassette. J’avais pu écouter la musique de Marion Josserand il y a pas mal de temps, sur les conseils d’une amie en commun : Julie, aka Lispector pour laquelle Marion avait joué dans son groupe d’accompagnement sur la tournée Small Town Graffiti. Et c’est vrai que sa musique de chambre (comprendre : peu de moyens, fragilité de la voix, mélodies entêtantes et paroles toutes personnelles de journal intime) m’avait de suite touché.
Il y avait d’ailleurs une proximité immédiate avec la musique de Lispector : science des arrangements, assemblages pertinents de sonorités synthétiques de brocantes, luminosité pop. Il y avait aussi des différences, dont ce rapport plus proche de Jokari à la chanson française, une légèreté plus précieuse qui me faisait penser au Katerine de L’éducation anglaise, son album de 1994. Je ressentais, peut-être à tort d’ailleurs, je ne sais pas, une attirance vers la comédie musicale ou la variété savante des années Legrand–Demy. D’autant plus, et c’est la magie de l’univers chaotique de la musique en ce moment, où un disque chasse l’autre, que Marion apparaissait aussi sur l’un des mes albums préférés de l’année dernière, l’époustouflant Quel album de Boost 3000. Chanteuse, claviériste, co-compositrice, violoniste, Marion imprimait sa patte sur le virtuose tour de force de ces sept piécettes virevoltantes et audacieuses. Bref, voir en Jokari un énième disque lo-fi, c’était faire fausse route. Et on allait voir ce qu’on allait voir.
Dans le petit caveau qui ressemble à une grande boite en bois, nous étions peu, une vingtaine, à nous être déplacés, les absents ont toujours tort, c’est bien connu. Marion avait installé son matériel, deux synthés-orgue qui faisaient un peu barrage, un séquenceur et un micro. Quand Jokari s’en empara, c’est tout un monde qui s’ouvrait alors. Avec aisance, la voix de Marion emplit l’espace comme si on était à l’Olympia devant 5000 personnes, avec justesse, précision et une amplitude toute assumée. Ne laissant plus seule la fragilité guider les chants, comme sur l’enregistrement, Marion dévoilait quelque chose de plus puissant, toujours aussi touchant mais dans un autre registre. Déjà que des chansons comme Route A20, bouleversante pour peu qu’on ait voyagé en voiture sur de longs trajets avec ses parents, Les bâteaux, ou La forêt commençaient à nous hanter, leurs versions libérées ce soir-là nous rendirent tout chose. Siffloti, sifflota aux humeurs politiques et féministes nous sauta aussi aux oreille comme un inédit de Prince (période Parade, 1986) corrigé par Carole Roussopoulos. Le répertoire proposait même une découverte, Tu vas me manquer, très années 70-80 (Michel Berger était invoqué par la chanteuse en introduction), non répertoriée sur Main gauche, et sublimé par rapport à sa version Bandcamp.
Dehors, le temps n’avait pas changé, c’était toujours humide et froid. Sur le chemin du retour, je me demandais si Main gauche trouverait un large public au-delà des clubs secrets des amoureux de la pop, si Marion jouerait avec Boost 3000, Jokari ou sous une autre identité, bientôt sur des grandes scènes où elle pourrait ouvrir les bras en chantant, sans se soucier de savoir si elle allait toucher les murs, sans pouvoir se rappeler de chaque silhouette des spectateurs venus l’écouter. Clin d’œil.