Certaines personnes semblent atterries d’un autre espace-temps. Jessica Pratt, avec sa silhouette sombre et son visage baigné de lumière, comme échappée d’un tableau en clair-obscur, est de celles-ci. Ce n’est pas que dans son apparence, mais aussi dans la sérénité qu’elle dégage, dans la lenteur de ses mouvements. Alors quand elle évoque son coup de cœur pour Anatomie d’une chute, on est un peu décontenancés : on vit bien sur la même planète, on va au cinéma voir les mêmes films et on n’en peut plus de cette pluie qui ne s’arrête pas. C’est quand elle nous parle de sa tendance à la discrétion, à percevoir des fantômes et à vivre soit dans le passé, soit dans le futur, que l’on replonge dans l’image que l’on se fait d’elle depuis douze ans maintenant : une artiste mystérieuse si ce n’est mystique, abreuvée de folk et de rock sixties, révélée au sein de la scène freak-folk de San Francisco grâce notamment à Tim Presley et son label Birth Records, le premier à l’avoir accueillie. Jessica Pratt dévoilait hier un sublime quatrième album, Here in the Pitch, sur lequel rôdent les spectres de Burt Bacharach et Scott Walker ; rien de baroque toutefois, juste l’essentiel : des mélodies et de la mélancolie.
J’ai lu une interview de toi il y a quelques années dans laquelle tu tenais des propos auxquels je repense souvent : tu avais récemment déménagé à Los Angeles et tu parlais de ta difficulté à t’adapter à ce soleil omniprésent, qui générait chaque jour chez toi une pression à sortir et à en profiter, quelle que soit ton humeur. Après quelques années passées dans cette ville, ta perception a-t-elle changé ? Te sens-tu plus en phase avec ce mode de vie ?
Jessica Pratt : C’est drôle d’entendre ça car je vois les choses tout à fait différemment aujourd’hui ! J’ai l’impression que je suis devenue dépendante au soleil. Je déprime dès que le ciel reste gris un peu trop longtemps. En fait, il s’est mis à beaucoup pleuvoir à Los Angeles, on a battu des records ces derniers mois, il n’avait pas plus autant depuis des années… Alors oui, on peut dire que je me suis acclimatée.
Je me demandais si tu avais un intérêt particulier pour l’histoire de Los Angeles : l’âge d’or d’Hollywood, l’effervescence de Lauren Canyon, la chute des utopies hippie à la fin des années 1960… J’ai l’impression que toutes ces atmosphères peuvent se percevoir dans ta musique.
Jessica Pratt : Oui, je suis très intéressée par tous ces moments… Je pense que cette ville a une histoire très riche et étrange et j’aime bien lire des choses sur ce passé.
Le single Life Is me paraît particulièrement cinématographique. Pourrais-tu en dire plus sur ta relation au cinéma et sur le genre de films que tu aimes ?
Jessica Pratt : J’adore le cinéma, je veux dire, il y a beaucoup de classiques que j’adore, mais je ne suis pas une grande connaisseuse, surtout à Los Angeles où il y a tant de cinéphiles chevronnés. Mais j’aime aller au cinéma… J’apprécie autant les vieux films que les nouvelles sorties. Avec un autre journaliste un peu plus tôt, j’ai parlé d’Anatomie d’une chute, qui a été l’un de mes films préférés de l’année passée. Tu l’as vu ?
Oui, il était difficile de passer à côté ici…
Jessica Pratt : Il a eu un énorme succès… Le phénomène était démesuré, tu penses ?
Disons que je l’ai vu tard alors au vu des critiques unanimes, j’avais de très grandes attentes. Il y avait plus de chances que je sois déçue…
Jessica Pratt : C’est intéressant parce qu’aux Etats-Unis, le film a reçu beaucoup d’attention, mais il était toujours possible d’en parler à quelqu’un sans qu’il ou elle n’en ait entendu parler. Moi je ne savais rien du film avant d’aller le voir, ça a été ma chance.
J’étais à ton concert – magnifique – au Point Ephémère lors de ta dernière tournée européenne. La configuration de la scène était particulière : la lumière était très tamisée, tu étais assise sur une chaise au fond, visage dans l’ombre, ton ami au piano à côté de toi. Est-il difficile pour toi d’être dans la lumière, sur scène et dans la vie ?
Jessica Pratt : Je ne me souviens pas avoir été volontairement dans l’ombre, mais il est possible que nous essayions de garder la lumière basse. Je pense que j’ai tendance à être une personne sombre de manière générale, que c’est dans ma nature. Ce n’est pas que j’essaie de fuir quelque chose ou de me cacher, c’est juste que les choses finissent par se faire comme ça, dans l’ombre.
Ton précédent album, Quiet Signs, est sorti il y a cinq ans. Le début de la décennie 2020 a été compliqué pour les artistes. Penses-tu que ces difficultés ont eu un quelconque impact sur la création du nouvel album ?
Jessica Pratt : Oui, je pense qu’il aurait été impossible d’échapper à l’influence de cette période, d’une part parce que tout était si chaotique et déstabilisant, d’autre part à cause de tout le temps passé chez soi. Je pense que cet aspect-là m’a en fait été bénéfique parce que j’ai pu prendre beaucoup de temps pour expérimenter et écrire, écrire de manière plus aboutie. Aussi, cette période a plongé tout le monde dans une phase d’introspection, voulue ou non, et je crois que ça aussi a produit des résultats intéressants.
Tu as mentionné les Walker Brothers comme influence pour le single Life Is et en effet, j’ai pensé aussi à Scott Walker dans le côté plus orchestré de ce titre. Même s’il y a beaucoup d’arrangements subtils sur l’album et quelques moments de piano, ce sont toujours ta voix et ta guitare qui ressortent. Dirais-tu que ces deux éléments sont au cœur de ta musique ?
Jessica Pratt : Oui, je dirais ça. Je pense que la guitare dicte le rythme et l’atmosphère de la chanson et que si l’on enlevait cet élément structurel, les morceaux sonneraient très différemment. Mais c’est la voix qui est certainement au cœur de tout.
Envisagerais-tu de composer davantage de titres dans le style de Life Is, c’est-à-dire avec plus d’orchestration ?
Jessica Pratt : Oui je pourrais l’envisager, mais ça dépend en fait de si la chanson le demande. Je pense qu’il faut faire attention à ne pas ajouter des arrangements superflus à un morceau qui n’a besoin de rien. Dernièrement, j’ai écrit des chansons pouvant accueillir plus d’orchestration, alors peut-être que cette tendance va se poursuivre.
D’ailleurs, j’ai entendu dire qu’il y aurait plus de monde sur scène lors de ta prochaine tournée. Est-ce dans cette même idée d’étoffer tes chansons ?
Jessica Pratt : Oui, c’est juste que je veux jouer les chansons de la manière la plus fidèle possible à l’album et j’ai besoin d’être entourée des bonnes personnes pour ça. Pour reproduire ce son en entier, on a certainement besoin d’être plus de deux.
On peut ressentir une influence bossa nova dans certaines des chansons de l’album, ce qui me paraît assez nouveau dans ta musique. D’où ça vient ?
Jessica Pratt : Je pense qu’il y en avait déjà un peu dans mon album précédent, mais de manière plus subtile. J’adore la bossa nova et la tropicália, mais c’est aussi qu’à mon avis, beaucoup de la musique qui m’a influencée s’est elle-même inspirée de la bossa nova : Burt Barcharach et même certaines chansons que j’écoute beaucoup des Beach Boys. Je pense qu’il était difficile d’y échapper à leur époque. Aussi, beaucoup des accords que j’utilise sont des accords de jazz et j’écoutais beaucoup de jazz vocal au moment de l’écriture de l’album. Je pense que ça contribue à évoquer la bossa nova, qui utilise aussi ces caractéristiques du jazz.
J’ai l’impression que l’on rapproche souvent ta musique de celle des années 1960. En essayant de trouver des comparaisons plus contemporaines, j’ai pensé au dernier album de Lana del Rey, Did you know that there’s a tunnel under Ocean Blvd? Pour moi, il y a cette même atmosphère nostalgique, mystérieuse par moments. Il y a aussi beaucoup d’allusions à Los Angeles, à l’âge d’or d’Hollywood… Est-ce que cette comparaison a du sens pour toi ?
Jessica Pratt : Oui, je vois ce que tu veux dire, il me semble que tout ça est vrai. Lana a l’air de combattre beaucoup de démons et c’est sans doute ce qui la rend encline à être submergée par les émotions. Je peux certainement me retrouver là-dedans. Surtout, j’adore les paroles de ses chansons, je pense qu’elle est très poétique. Ses chansons sont intéressantes, elle est versatile, très prolifique…
En parlant de paroles, j’ai cette frustration, l’anglais n’étant pas ma langue maternelle, de rarement les comprendre à l’écoute des chansons ; mon cerveau se concentre sur la musique. Dans ton nouvel album, j’ai tout de même cru percevoir un thème récurrent, celui du passage du temps. Est-ce bien le cas et si oui, y a-t-il une raison particulière pour laquelle tu y pensais particulièrement à ce moment-là ?
Jessica Pratt : Je pense que c’est quelque chose qui revient dans mes paroles depuis de nombreuses années, et peut-être de plus en plus à mesure que le temps passe. Je ne sais pas exactement pourquoi, si ce n’est que le passage du temps est comme la lunette à travers laquelle je perçois ma réalité. Je pense beaucoup au passé… Et je pense beaucoup au futur. Je crois que je vis rarement dans le moment présent. Je pense aussi au temps dans un sens historique. Je pense beaucoup aux gens qui étaient là avant nous, aux couches d’Histoire et aux énergies qui hantent les endroits où je me trouve, que ce soit à Los Angeles ou ici, à Paris, où tant de choses se sont passées… Tu peux le sentir autour de toi.
Une dernière question un peu personnelle… Tu as dit que Life Is parlait des contingences de l’ambition, du fait que la vie ne nous emmène pas toujours là où on pensait arriver. Aujourd’hui, dirais-tu que tu te trouves là où tu rêvais d’être quand tu étais plus jeune ?
Jessica Pratt : Oui, je n’imaginais même pas que ce que je fais était une possibilité, alors je dirais même que j’ai dépassé mes ambitions. Mais cette chanson – et je pense que c’est le cas pour beaucoup des chansons de cet album –, c’est comme si elle était chantée par un personnage, un personnage qui tiendrait le rôle d’un passeur d’émotions et qui pourrait exagérer ces émotions, comme dans une pièce de théâtre. Je pense que c’est universel, cette peur du regret, cette attente pleine d’espoir pour ce que l’on va – ou pas – réaliser.