Il pleut, j’ai presque froid et c’est bon en ces temps caniculaires. L’ordinateur effectue péniblement ses mises à jour, manière de dire qu’il va bientôt me lâcher. Pour autant, l’obsolescence programmée n’attaquera pas ma quiétude dominicale. Tout est prêt dans la cuisine pour le retour de Zoé : le riz et le vinaigre japonais, le sucre et le sel, le soja et la coriandre, la soupe Miso, les avocats et le saumon. Ne manque plus que mon binôme culinaire pour attaquer les sashimis. Dans un mois pile, elle aura dix-huit ans. Forcément, je la vois de moins en moins. Mon oiseau prend son envol et ça m’émeut davantage que je ne le laisse paraitre. Pas de raison de se plaindre pour autant : nous partons encore en vacances ensemble, écoutons des vinyles, échangeons sur les trucs à ne pas manquer sur Netflix tout en mangeant japonais donc, assis en tailleur dans le salon. Autour de moi, peu de parents partagent encore ce genre de choses avec leur(s) enfant(s). Ce soir, si ça la tente et qu’elle ne s’est pas couchée trop tard hier – ce qui m’étonnerait –, on ira voir le film sur Daniel Darc. Faut dire que ma chérie aime la plupart des zouaves que j’écoute. Alors vraiment, oui, je m’en sors bien. Oserai-je affirmer que depuis que ma fille en devient une, je comprends mieux les femmes ? Allez savoir. Le travail de toute une vie, cette affaire.
Dans quelques mois, j’aurai cinquante ans. Ça ne me perturbe pas plus que ça, hashtag cause-toujours-on-va-te-croire. Il y a juste cette lubie qui m’est venue au printemps de passer ce cap avec le poids de mes vingt-cinq ans. Une bonne idée en soi. Du coup je surveille mon alimentation (adieu Mortadelle, nous nous sommes tant aimés), pratique quelques exercices matinaux quand je n’ai pas la gueule de bois (mon médecin est formel, la vodka ne brûle pas les graisses) et avale trois fois par jour des pilules au thé vert à l’effet placebo. Là où ça devient franchement ridicule, c’est que je passe ma vie à regarder mon ventre de profil dans la grande glace du couloir. Faudrait voir à se détendre un peu mon garçon, il sera bientôt plat, tout va bien. Mes proches vous le diront, dans un sens comme dans l’autre, tout à l’excès. Sinon, plutôt sympathique de rentrer à nouveau dans mes vieux tee-shirts. En parlant d’anniversaire toujours, Mustango a vingt ans cette année. Pour l’instant je l’écoute en boucle et m’échauffe un peu la syntaxe. Dussé-je y passer mes nuits, il va me falloir être à la hauteur de la prodigieuse escapade américaine de l’Auvergnat Murat. Je ne suis certainement pas le seul dont certains de ses disques balisent l’existence. Vivre une rupture amoureuse à la sortie de Dolorès, par exemple, demeure une expérience des plus troublantes… Mustango donc, et ses couplets qui s’incrustent au plus profond du palpitant en est une autre. « Tous vos désirs me dominent, tous vos rires, tous vos enchantements, chaque geste même inutile, mêle au désir un affolement ». Allez, flashback.
Lorsqu’il débarque à New-York en 1999 (ou peut-être 1998, on ne va pas chicaner à ce sujet), Jean-Louis Murat n’a alors probablement qu’une vague idée du bouleversement artistique qui va se jouer pour lui. A-t-il en tête l’exil des Rolling Stones à Villefranche-sur-Mer en 1972, qui mènera les Anglais à payer leur tribut à la musique américaine populaire ? Qu’importe, des années plus tard il confiera à qui veut bien l’entendre sa passion pour les Glimmer Twins. Pour l’heure, l’homme ne cherche qu’à se « bousculer les manières » et, entre deux visites au MoMa, multiplie les approches musicales lors de sorties nocturnes en club. La rencontre tant espérée avec Mark Eitzel ne lui laissant rien d’autre qu’un goût amer en bouche – « Il ne faut pas rencontrer ses idoles », dira-t-il plus tard –, c’est au final auprès du claviériste John Medeski, du guitariste oblique Marc Ribot (Tom Waits, Lounge Lizards) et du groupe Elysian Fields que l’inspiration de cet érotomane notoire se met en branle… « Viennent alors d’autres chansons, qui nous surprennent par ce ton, ce ton un peu moins fragile, qui nous laisse tout étonnés » (New Yorker, face B d’Au Mont Sans-Souci). Intuitif, Murat pressent vite qu’il a besoin de davantage qu’un backing band arty underground de luxe et qu’il doit, lui, ouvrir son écriture automatique à ses nouveaux partenaires de jeu : il lui faut dès lors se comporter en « voleur de splendeurs », se métamorphoser. Au panier donc la douze-cordes acoustique, les nappes de synthés omniprésentes et les bruissements animaliers dont il avait fait le tour et qui menaçaient de l’enfermer dans une figure de chanteur pour Office du Tourisme d’Auvergne. Le DX7 fait alors place au Wurlitzer, à l’orgue Hammond et à la guitare électrique demi-caisse. Le tout, pour la première fois, en mode analogique. Ce qui, en soit dans son univers, correspond déjà à une révolution. Mustango sera chaud ou ne sera pas. Exit aussi les mélopées susurrées : il s’agit désormais ici de donner de la voix, quitte à se retrouver Nu Dans La Crevasse en mode gospel électrique, avec Neil Young et son Crazy Horse en ligne de mire. En un mot, après une poignée d’albums pour aficionados de Nature & Découverte, Jean-Louis Murat découvre enfin sa vraie nature et celle-ci, comme un volcan, semble bouillonner de l’intérieur. Rapidement, la mue artistique s’opère et les chansons se voient coucher sur bandes à un rythme Dylanien de deux prises maximum par titre, manière de conserver toute la fraîcheur et la sève de l’affaire, de balades mid-tempo en poussées de fièvre électriques. Autre nouveauté, Murat trouve en la personne de Jennifer Charles son double vocal féminin le temps de deux titres en forme d’inoubliables climax, Jim et Bang Bang. La formule fonctionne si bien que notre homme n’aura par la suite de cesse d’y revenir, sans hélas jamais retrouver pareille tension… sexuelle.
Quitte à se fabriquer des souvenirs pour l’éternité, le futur Moujik s’offre également le luxe d’enregistrer deux titres dans le studio de Neil Young (Mustang et Au Mont Sans-Souci), seul au piano du maître Canadien. Ceux qui par le passé lui reprochaient des disques par trop linéaires en seront cette fois pour leurs frais : Mustango joue la carte de la diversification pour mieux remporter la mise. Quiconque a un jour rencontré Murat à Paris vous le dira : la grande ville rend vite notre homme nerveux. En manque de grands espaces, il quitte alors la Grosse Pomme et file en direction de Tucson afin d’y retrouver Joey Burns, John Convertino et Howe Gelb, les tauliers de la maison Giant Sand bientôt en passe de fermeture pour cause de succès de Calexico, le projet parallèle de Burns et Convertino. Dans le désert d’Arizona, l’album prend alors toute sa dimension de road-trip en cinémascope (Viva Calexico, Belgrade). L’Amérique poussiéreuse qu’il fantasmait du haut de ses montagnes enneigées, Murat lui déclare enfin sa flamme au moment de la faire sienne : « C’est le monde qui s’arc-boute, dans quelques instants nous verrons les cieux, de la piste de l’autoroute, où l’on jure que l’on est amoureux ». Du grand art ou je n’y connais rien. Autre fantasme – celui-là inassouvi – perdurant depuis un concert l’année précédente où « la houle du désir emportait Saint-Malo », la chanteuse PJ Harvey a droit à un vibrant et torride hommage via Polly Jean, magnifique chanson où son auteur prouve à qui pourrait encore en douter qu’il n’a pas son pareil en matière d’écriture érotique suave. Pour prétendre au titre de classique, Mustango aurait dû s’arrêter là. Dix titres parfaits, cohérents et variés. Mission accomplie, mon Général. Pourtant, sans doute victime d’une insolation passagère – le soleil tape dur à Tucson – ou d’un excès de Tequila au Congress Hotel, l’auteur du Fier Amant De La Terre décide de se fendre d’une diatribe contre le néfaste Bruno Mégret via Les Gonzesses Et Les Pédés afin de, avouera-t-il plus tard, « pouvoir aller chanter à Vitrolles ». Malgré sa louable intention, l’exercice démontre surtout que Murat est plus doué pour les coups de reins que les coups de gueule… Tout du moins en chansons, ses interviews demeurant ce qui se fait de mieux dans le genre démolition en règle du métier et du paysage médiatique. Conscient de son faux-pas, le chanteur ne s’aventurera par la suite plus jamais sur d’aussi casse-gueule terrains, laissant aux chantres de la chanson française bien pensante le soin de se ridiculiser de la sorte. Sans rancune donc.
De retour en France avec des images plein la tête, ses bandes et sa guitare vintage sous le bras, Murat décide alors de faire appel au brillant directeur artistique et photographe Frank Loriou afin de fabriquer l’écrin qui sied à son bijou américanophile. Jamais à une contradiction près, le chanteur se décide au final pour des visuels enneigés – quid de New-York et de l’Arizona ? – et une typographie d’ordinaire réservée aux invitations d’anniversaires pour enfants. Manifestement, les visites au MoMa ne lui auront servi à rien. Qu’importe, ces deux-là se rattraperont par la suite de magistrale façon. Et Mustango de se retrouver dans les bacs pour s’écouler comme fontaine de jouvence et autant de pains bénis. Un succès amplement mérité qui, juste après Dolorès, figure parmi ses meilleures ventes à ce jour. De fait, s’il a « vécu tant d’années malade à en crever, couché auprès d’un corps insolent de santé », Murat affiche pour son grand retour une forme olympique qui ne le quittera plus. Viva Murat !
« Tu vois Zoé, contrairement à Murat et moi, Mustango n’a pas pris une ride et son charme opère comme au premier jour ». Ma remarque fait marrer ma fille qui termine son sashimi et moi, cette chronique. Tiens, bien mérité une autre vodka pour la peine ! Tandis qu’Au Mont Sans-Souci tourne encore sur la platine, elle me dit que je ne m’en sors pas si mal avec le temps qui passe. Elle a peut-être raison, je ne sais pas. Il faut bien avouer que cela fait un bon moment que les filles ne me regardent plus trop dans la rue, par exemple. C’est comme ça, on s’y fait. Mais passons, on ne partage pas ce genre de trucs avec sa fille. En tout cas, ma chère Zoé, quelque chose me dit que je reviendrais sur cette question de l’âge plus longuement, ici ou ailleurs. Va savoir. Et pourquoi pas en Arizona, tiens ? Le temps ne s’y écoule pas pareil qu’ici, à ce qu’on dit.