J’avais pris l’habitude d’envoyer chaque jour à quelqu’un une chanson, mais depuis quelques semaines je ne le fais plus, or ces gestes et ces pensées qui nous animent mécaniquement sont, on le sait, ceux dont il est le plus difficile de se défaire. Le hasard des douces amitiés fait que ce matin, un lundi de février qui ressemble à un dimanche de novembre, je reçois un message et dans celui-ci dix chansons. Je ne les écoute pas tout de suite, d’abord je remonte la couette sur moi, parce que je n’ai pas envie de me lever, parce que je n’ai pas réussi à dormir, parce que j’ai envie d’un café sans avoir le courage d’aller jusqu’à la cuisine, parce que ce sont encore les vacances, parce que je veux finir le roman que je suis en train de lire, parce que je remets toujours les choses à plus tard.
La journée passe lentement, je ne sors pas de la maison et je n’ai toujours pas écouté les chansons. Il fait nuit quand j’ouvre enfin le dossier que T. m’a envoyé. Je suis à nouveau dans le lit et sous les draps, je suis à nouveau seule bercée de mes propres bras. Ce soir-là, je ne vais pas plus loin que le premier morceau.
Tu ne joueras plus à l’amour. Me voilà bien. Ca commence mal, ce n’est pas vraiment le moment. Ces mots-là je n’avais pas envie de les avoir sous les yeux et dans les oreilles, non pour être honnête, pas ce soir. Pourtant j’ai envie de l’écouter, ce titre dont le tu s’adresse à moi, je dois être un rien masochiste, on l’est toujours un peu quand on aime les chansons dont le titre est triste. Je clique sur le lien. Des cordes, aériennes, s’enroulent autour de mes poignets et m’attrapent. Les violons, ça frôle la peau, c’est beau déjà. Tout de suite, le soleil entre dans la pièce, ça dessine des arabesques à travers les interstices des volets, ça esquisse la vie sur le parquet. Et puis la voix se pose sur la mélodie, avec cette grâce incroyable que possède la voix de Will Oldham, quelque chose de l’ordre de la pureté, une légèreté profonde, évidente et intemporelle. Home, the place that we call home. Alors, elle est là, la cabane. Le refuge. Là où nous nous tenons l’un et l’autre, loin et proches, inconnus et confidents. We dream like we used to. Ce à quoi nous avons rêvé, ce que nous avons tenté de bâtir, ce que nous avons construit sans nous en rendre compte. Peut-être ne cherchons-nous rien de plus. Des imaginaires partagés, des vies entremêlées. Nous rêvons toujours, nous n’avons pas encore parlé. Par quoi commencer ? That sadness on the walls. Cette tristesse qui nous colle le coeur et le bout des doigts, qu’en avons-nous fait ? Des fuites sur le papier, des portes ouvertes au vent, des voyages sans destination. Je m’en souviens, contre toute attente, c’était bien. My love, we dream like we used to. Nous avons rêvé oui, et c’était beau, c’était doux, c’était inédit. C’est ce qu’on veut croire et c’est ce qu’on se dit. We were dreaming together. Nous avons rêvé oui, et nous avons bien fait, nous n’avions pas besoin de plus. Ni richesse, ni pouvoir, seul le désir de sentir la vie traverser nos souffles et nourrir nos regards. Elle est là notre maison, sous nos yeux, c’est notre histoire, nous nous en souviendrons. Longtemps. Tu ne joueras plus à l’amour. C’est le titre de la chanson que j’écoute vingt fois de suite dans la nuit de trois heures du presque matin. Bientôt les oiseaux chanteront et le soleil reviendra. La vérité, c’est que c’est toujours comme ça, même quand on n’y croit pas. Alors si tu ne veux plus y jouer, sache que je n’y jouerai plus non plus. Et ce n’est pas grave, ce n’est même pas triste, ce n’était pas un jeu, c’est bien plus que cela. Dans la nuit presque finie, j’écoute une dernière fois. Pour l’amour il nous reste cette chanson, c’est beaucoup, crois-moi, c’est précieux, c’est notre maison, elle est grande, aussi grande que toi et moi.