Nous n’avons pas vécu dans les années 1960, cette décennie à laquelle est liée une citation passée dans les annales. Et pourtant. De temps à autres, mes amis et moi nous nous disons la même chose : “Si tu te souviens de ce qui s’est passé, c’est que tu n’étais pas là…” Ça tombe bien. Nous savons tous que cet instant a existé. Et je sais que je pourrai convoquer un nombre assez impressionnant de témoins qui sourient benoitement à l’évocation de ce seul endroit – l’Espace Couleurs –, mais je suis à peu près certain que personne ne pourrait évoquer un moment précis de cette soirée-là. Bien évidemment, je ne sais plus du tout comment Robert a découvert l’endroit, comment il a réussi à négocier que certains samedis, lorsque nous étions DJ au Pop In voisin, nous investissions le sous-sol de ce bar-restaurant africain dès la fermeture de notre QG préféré, une pièce au sol de dalles blanches à laquelle on accédait par un escalier étroit et où il faisait toujours très chaud. Mais vraiment très chaud – il me semble même que parfois, des gouttes coulaient sur les murs. C’est dans cet endroit rocambolesque qu’une nuit d’automne 2001 – septembre sans doute, peu de temps après le drame des Twin Towers –, deux des musiciens le plus cool de ces trente dernières années ont passé des disques alors que la plus ou moins jeunesse indie pop parisienne jouait des coudes pour éviter de se marcher sur les pieds… Beaucoup peuvent penser qu’il s’agit d’une légende, mais c’est bien la réalité. Je le sais, j’ai participé à l’organisation de cet événement – et sincèrement, je me demande encore comment nous avons réussi ce coup-là –, mais je serai bien incapable de raconter le déroulement de cette soirée, le diner, l’ouverture des portes, les disques que ces deux-là ont enchainé, comment je suis rentré chez moi, avenue Ledru-Rollin – pas si loin, mais jamais assez proche aux heures du petit matin. En revanche, je sais les avoir interviewés un peu plus tôt, dans un bar-tabac lui aussi sis dans la rue Amelot, un endroit sans intérêt où l’on avait bu des bières et enregistré les échanges entre ses deux amis de près de vingt ans alors. On s’en doutait mais on se refusait à y croire, Pulp allait sortir son dernier album avant séparation (vous suivez, hein ?) alors que Richard Hawley, découvert en solo quelques mois plus tôt le temps d’un mini-album atemporel et décalé, réalisait son premier format long, un disque dont la beauté était résumée par son seul titre : Late Night Final. Originaires de Sheffield, musiciens dotés d’une culture folle et d’un humour pince-sans-rire assez drôle, Jarvis Cocker et Richard Hawley nous avaient ce jour-là tenu à peu près ces propos-là.
L’un fait figure de vétéran. L’autre, de débutant. L’un a failli se brûler les ailes en tutoyant de trop près les étoiles, l’autre y est presque resté en plongeant dans les affres de l’enfer. L’un, avec son groupe, Pulp, vient de sortir un septième album, We Love Life, disque lumineux et apaisé produit par le légendaire Scott Walker, que l’on écoute volontiers en matinée, pour se donner du cœur à l’ouvrage. L’autre réalise – après un sept titres éponyme – un premier véritable Lp, Late Night Final, œuvre ténébreuse et mélancolique, qui n’aurait pas dépareillé dans la discographie de Roy Orbison et accompagne à merveille les nuits d’insomnie. A priori, donc, tout oppose Jarvis Cocker et Richard Hawley. Mais il n’est jamais bon de se fier aux apparences. Car ces deux artistes ont plus de points communs qu’il n’y paraît. Originaires de la même ville, Sheffield, dotés d’un même sens de l’humour caustique, d’une passion inaltérable pour la musique, ces deux hommes se connaissent depuis des lustres, s’apprécient et sans forcément se l’avouer, s’admirent. S’il existe entre eux une complicité à nulle autre pareille, ce n’est donc pas seulement parce que, depuis trois ans, Richard Hawley est le guitariste additionnel de Pulp sur scène. C’est surtout parce qu’ils partagent les mêmes envies, les mêmes craintes, les mêmes lubies. C’est parce qu’ils sont, qu’ils le veuillent ou non, deux des plus merveilleux crooners du XXIe siècle.
Richard, lors d’une précédente rencontre, tu laissais entendre que Jarvis t’avait en quelque sorte poussé à sortir des disques solo.
Richard : Je ne suis pas sûr que pousser soit le terme exact, mais il m’y a encouragé.
Jarvis : Tu m’avais fait écouter des morceaux à l’époque où tu comptais simplement les mettre sur ton site Internet.
Richard : C’est vrai… Tout simplement parce que je respecte ton opinion et que j’avais besoin de ton avis. Je n’étais pas très sûr que ce soit une si bonne idée que ça. Je sais, les gens sont souvent surpris quand je leur dis que je n’avais jamais vraiment pensé à enregistrer et chanter mes propres compositions auparavant. D’ailleurs, initialement, je voulais trouver un chanteur…
Jarvis : C’est parce que tu as été pas mal traumatisé par tes expériences précédentes, non ?
Richard : Oui… Surtout par celle des Longpigs. Crispin, le chanteur, n’a pas toujours été très cool avec moi : il ne cessait de me répéter que mes chansons étaient ringardes, que ma voix n’était pas terrible… Mais je suppose qu’il faisait cela pour rester le leader du groupe. Et c’est vrai que j’ai alors perdu confiance en moi. Une confiance que j’ai retrouvée en jouant avec Pulp, en fait. En tout cas, je suis soulagé de m’être décidé. Je sais maintenant que plus tard, je n’aurais plus aucun regret.
Ne regrettes-tu pas de ne pas t’être lancé avant ?
Richard : Non, parce que j’ai beaucoup appris de l’expérience Longpigs.
Jarvis : Exactement, même si tu n’étais pas heureux à cette époque, tu en as retiré quelque chose qui te permet de faire ce que tu fais aujourd’hui, exactement comme tu l’entends.
Richard : Pourtant, cette aventure m’a rendu dingue. Ça a rendu Dylan, notre premier batteur, complètement fou, au sens propre du terme. Il erre dans les rues de Sheffield aujourd’hui. Les tournées, l’alcool, les drogues…
Jarvis : Heureusement que nous, nous sommes de vrais bonnets de nuit : tout le monde doit aller se coucher à dix heures trente, après avoir bu une camomille.
Richard : On s’engueulait tout le temps.
Jarvis : Et vous avez joué de malchance…
Richard : Tu parles, je crois même que nous avons été le groupe le plus malchanceux du monde !
Jarvis : L’autre jour, je disais à Richard qu’il devait contacter la court européenne des Droits de l’Homme pour intenter un procès à son ancien label, Mother Records. Je ne connais pas toute l’histoire dans ses détails, mais le simple fait qu’ils aient envoyé le groupe en tournée pendant dix-huit mois aux États-Unis, presque non-stop, ça suffit à te rendre complètement dingue… Ensuite, qu’ils lui aient demander s’il avait composé un nouvel album dès son retour avant de le menacer de le virer s’il ne se dépêchait pas d’entrer en studio, ça dépasse l’entendement. D’autant plus qu’au final, le label a mis la clé sous la porte deux semaines après la sortie dudit disque… Je trouve que ce sont autant d’atteintes aux droits d’un homme ! En tout cas, c’est le genre d’histoire qui me permet d’apprécier à sa juste valeur la situation de Pulp, même si je ne suis pas si enthousiaste avec le fait d’être sur une major.
Et tu penses que Pulp pourrait retourner sur un label indépendant ?
Jarvis : Je ne sais pas. Ce que je reproche avant tout aux majors, c’est leur lenteur. Nous sommes nous-mêmes assez lents pour ne pas être en plus ralentis par un label. Nous avons terminé We Love Life à la fin mars et j’espérais qu’il sorte cet été. Mais on m’a dit que c’était impossible car personne n’achète de disques à cette époque. Pourtant, je trouve que c’est un album estival, qui s’apprécie encore plus quand il fait beau et que tu peux flâner. Résultat de ce raisonnement ? We Love Life sort sept mois après alors que le monde est sur le point de disparaître en fumées. C’est ça, un timing parfait ? Ce genre d’inepties qu’on appelle stratégies me fatiguent. Je n’ai rien contre la notion de stratégie en soi, mais à conditions qu’elle résulte de raisons valables. Je ne suis sans doute pas un génie du marketing, mais je préfère commettre moi-même les erreurs plutôt que de laisser les autres en faire pour moi…
Richard : Je ne pourrais jamais retourner sur une major, je ne pourrais plus supporter ces businessmen. Moi, tout comme Jarvis, la seule chose qui m’intéresse, c’est de faire de la musique. Un contrat sur une major, c’est faire un pacte avec le diable, ni plus ni moins.
Jarvis : J’ai un peu de mal à souscrire complètement au jugement de Richard, parce que Pulp a eu une très mauvaise expérience avec un indé, Fire Records. Au départ, nous étions heureux d’arriver sur Island. D’autant plus que c’était une époque intéressante : le fondateur Chris Blackwell venait de partir, et ils cherchaient de nouveaux groupes… Aujourd’hui, le label a perdu toute identité, mais il n’est ni meilleur ni pire que les autres.
Tout à l’heure, tu parlais de malchance pour les Longpigs, mais tu ne crois pas que Pulp était, il y a peut-être dix ou douze ans, le groupe le plus malchanceux de la terre ?
Je n’ai jamais eu cette sensation. Nous étions… Je ne sais pas… Nous étions ignorés, ce qui n’est pas la même chose. En gros, personne ne savait que nous existions ! Richard, il y a dix ou douze ans, tu penses que tu aurais pu enregistrer Late Night Final ?
Richard : C’est marrant que tu me poses cette question, car ce que je fais maintenant est assez proche de ce que je pouvais faire avec mon premier groupe, Treebound Story. Mais je suis heureux de n’avoir rien enregistré à l’époque car je n’aurais sans doute pas rendu justice aux chansons… J’aurais commis pas mal d’erreurs. Je ne sais même pas si j’aurais apprécié la possibilité de sortir un album à sa juste valeur…
Jarvis : Je ne pense pas… Là, tu as attendu si longtemps que tu as pu apprécier chaque moment de l’enregistrement. This Is Hardcore fut pour Pulp une expérience très douloureuse… Et l’on savait après cela que si jamais on décidait de faire un autre disque, il fallait que l’on y prenne tous du plaisir. Sinon, il n’y avait aucun intérêt.
Richard : Je sais aussi qu’il y a des sujets que je n’aurais pas eu le courage d’évoquer avant. Un morceau comme Long Black Train parle de la mort… C’est un thème que je n’aurais pas du tout abordé comme ça il y a quelques années. J’aurais sans doute été incapable d’être aussi direct, j’aurais plutôt écrit un truc abstrait bien merdique. Ce fut d’ailleurs le titre le plus dur à chanter. J’ai dû boire avant la prise chant et tu peux entendre que je suis un peu bourré. Ce qui selon moi, donne une dimension encore plus intense. Et toi, Jarvis, un morceau de We Love Life t’a-t-il posé des problèmes ?
Jarvis : C’est surtout le fait de devoir chanter devant Scott Walker qui m’a posé problème. Tout simplement parce que c’est un bon chanteur, ce que je n’ai jamais été. Il m’a énormément conseillé. Il m’a permis d’“affronter” ma voix bien plus que je n’avais pu le faire par le passé. Auparavant, je buvais pas mal avant d’enregistrer, surtout du whiskey. Mais lui avait décidé de me faire réécouter chaque prise pour que je prenne bien conscience de ce qui allait ou non. Et dans ce cas, mieux vaut ne pas picoler… C’est un disque très sobre en fait. J’ai quand même eu le droit de boire pour I Love Life, à cause des cris à la fin. Sinon, pour Roadkill, il m’a obligé à chanter et à jouer de la guitare en même temps, pour que je ne me concentre pas trop sur ma voix. C’est ce qui a permis de donner au morceau cette sensation de fragilité… Et si nous n’avions pas procédé ainsi, le résultat aurait peut-être été trop grandiloquent.
Richard, qu’as-tu pensé la première fois où tu as entendu les nouvelles chansons de Pulp ?
Richard : J’avais déjà adoré les premières démos, il devait y avoir deux ou trois CD, avec d’excellents morceaux, dont certains ne figurent même pas sur le disque. J’aime beaucoup cet album, je le trouve très fort, j’adore jouer ces chansons. Elles transmettent des sentiments biens plus positifs que celles de This Is Hardcore.
Jarvis : Oui, mais ça, ce n’était pas très difficile. (Sourire.) Les CD dont tu parles remontent à il y a presque trois ans. Et je trouve assez déprimant de constater que Richard a eu le temps d’enregistrer deux disques quand nous n’avons été capable d’en faire qu’un seul. Et, ça ne peut pas être une question d’âge puisqu’il n’est pas beaucoup plus jeune que moi… (Sourire.) Mais bon, je crois que c’est dû à la façon de travailler du groupe.
Richard : Et puis, moi, je sortais de vingt ans de frustrations, et il est normal que je sois allé aussi vite !
Jarvis :Je trouve tes allégories assez osées… Dans l’histoire de Pulp, il s’est souvent écoulé plusieurs années entre deux disques. C’est vrai. Et si je regrette quelque chose, c’est bien que le groupe existe depuis aussi longtemps et qu’il n’ait réalisé que sept albums ! Même si nous ne sommes pas les seuls responsables… Fire Records a quand même sorti Separations trois ans après son enregistrement. De toute façon, chacun a sa manière de travailler et l’important, au final, c’est d’arriver à atteindre le but que tu t’es fixé.
Richard : Je n’aime pas particulièrement les studios. J’ai composé Late Night Final en deux mois et demi mais l’enregistrement n’a pris que treize jours parce que je voulais qu’il se dégage du disque une certaine fraîcheur. Quand tu sais que le premier Beatles a été fait en trois heures et le deuxième, idem, c’est quand même dingue ! C’est ce genre d’esprit que j’avais envie de retrouver. Et puis, je n’avais pas des milliers de Livres comme budget…
Jarvis : Nous non plus !
Richard : Ce n’est pas ce que je voulais dire ! Mais j’ai financé moi-même le mini-Lp, je n’avais aucun label. C’est en entendant le résultat final que Setanta m’a proposé de le sortir. Et je l’ai enregistré entièrement seul parce que je ne connaissais personne qui pouvait être intéressé pour jouer ce genre de musique… Late Night Final, je l’ai réalisé à moitié seul pour la même raison. D’ailleurs, il y a certains morceaux que je me refuse à jouer sur scène car les musiciens qui m’accompagnent ne comprennent pas leur esprit. Ils les font sonner de façon trop modernes… Ou alors, ils veulent en rajouter pour montrer leur technique.
Jarvis : Tu vois, la chance de Pulp, c’est qu’aucun d’entre nous ne sait vraiment très bien jouer. Et puis, nous sommes ensemble depuis si longtemps que tout le monde sait ce qu’il ne doit pas faire pour ne pas énerver l’un ou l’autre.
Pourquoi n’être pas resté seul dans ce cas ?
Richard : Parce que, il y a quelques mois, j’ai été confronté à la dure réalité de l’artiste solo, en faisant quelques dates en première partie de Frank Black : j’étais seul au volant de ma voiture, je trouvais ça étrange. Et je me suis rendu compte que je n’étais pas Billy Bragg. Et j’ai compris que je voulais des musiciens avec moi, entre autres pour avoir un son plus ample, une direction vers laquelle je risque de me diriger dans le futur. Bon, je dis ça, mais si ça se trouve, je finirais par enregistrer le prochain disque seul.
Jarvis, comment travaillez-vous aujourd’hui au sein de Pulp ?
Comme des gamins… En fait, Jarvis joue le rôle du prof, demande aux autres de plancher sur des idées et, ensuite, chacun doit montrer ce qu’il a trouvé : c’est l’interrogation orale au tableau noir !
Jarvis : Exactement. Bad Cover Version, par exemple, est le résultat des devoirs que j’avais donnés à Noël dernier. Nick a trouvé la partie batterie à cette époque. D’ailleurs, tous ont été très sérieux pendant ces vacances… Sinon, malgré les apparences, nous avons enregistré We Love Life assez vite, en deux mois et quelques… Pour ce disque, nous avons perdu deux ans et demi avant de trouver la personne adéquate qui nous permette d’enregistrer rapidement. On a toujours voulu procéder ainsi, mais personne ne nous avait permis de le faire avant que nous rencontrions Scott Walker.
Il vous est donc impossible de vous produire seuls ?
Jarvis : Oui, parce qu’on a besoin d’un patron… Sinon, ce serait à moi de tenir ce rôle et je sais déjà comment ça se passerait : “Qui es-tu pour me dire comment jouer cette partie batterie ?” Et puis, je trouve ça bien d’avoir une personne moins impliquée à tes côtés, qui puisse avoir une certaine distance par rapport aux chansons, qui puissent suggérer d’autres directions. Et Scott était parfait pour cela. Au départ, sur Bob Lind, les claviers étaient plus en avant et il trouvait que le résultat était trop… tarte. Dans la plupart des cas, il avait une vision différente de la nôtre, et même si nous n’avons pas toujours suivi ses avis, le dialogue était forcément intéressant.
Tu n’aimerais pas être dans la position de Richard, qui a son propre projet et, parallèlement, joue avec vous, sans devoir autant s’impliquer ?
Jarvis : Mais je fais d’autres choses en dehors de Pulp ! Parce que j’en ai besoin. La soirée que j’organise avec Steve (ndlr : MacKay, le bassiste de Pulp), Desesperate, fait office de soupape. Et puis, nous projetons aussi de réaliser des 45 tours tirés à cinq cents exemplaires… J’adore ce format, je trouve que c’est un objet fantastique. Le premier sera sans doute un medley entre la musique de Gangsta’s Paradise de Coolio et les vocaux de Holiday Rap. Ça m’amuse ce genre de choses. Et on a d’autres idées : on aimerait que Peaches chante une reprise du Peaches des Stranglers, dont on a déjà enregistré la musique. A priori, elle est intéressée. En revanche, je serais incapable de me lancer en solo…
Je croyais pourtant que tu avais enregistré une chanson pour la BO du film Mike Bassett: England Manager ?
Jarvis : Ce n’est pas vraiment moi. (Sourire.) En fait, un ami à moi s’occupait de la bande originale. Il avait composé ce morceau et il m’a demandé d’écrire un texte. À l’origine, je voulais que ce soit lui qui chante, mais il a insisté. En général, je trouve ça agréable de collaborer avec d’autres artistes. J’ai adoré travailler avec Alpha (ndlr : pour une reprise de Jimmy Webb, This Is Where I Came In, qui figure sur le single South du duo). Et j’aime beaucoup écrire pour les autres. On a composé un morceau pour le prochain album de Marianne Faithfull. Ce qui m’intéresse, c’est de pouvoir écrire de façon différente : j’essaye de cerner la personnalité pour proposer quelque chose qui lui sied. Quand j’écris pour moi, je dois exprimer ce que je veux que les gens pensent de moi. Je suis prisonnier de cet état de fait En revanche, le problème avec les autres artistes, c’est d’arriver à les persuader de chanter tes textes. (Sourire.) J’avais un peu peur que Marianne Faithfull refuse notre chanson parce que j’avais utilisé pas mal de jurons, mais ça ne l’a pas du tout déranger. J’ai eu quelques soucis quand j’ai travaillé avec The All Seeing I… Le chanteur Tony Christie a cru que je me moquais de lui, en particulier sur le refrain de Walk Like A Panther. Bon, c’est vrai que je me disais que le résultat pouvait être amusant. On a eu chaud car il n’a pas voulu au départ. C’est son fils qui a fini par le persuader… Mais il a quand même refusé un titre où je parlais du nightclub qu’il avait ouvert à Sheffield et qui a fermé ses portes au bout de six mois : il m’a avoué que ce fut la pire période de sa vie.
Comment trouvez-vous la scène musicale actuelle ?
Jarvis : Je crois qu’il y a des choses intéressantes, mais plutôt dans l’underground… Le mainstream dans sa majorité est vraiment devenu déplorable, si ce n’est la mouvance garage, qui s’est imposée de façon naturelle. Je suis assez impressionné par la scène électronique allemande… Et j’ai eu la chance d’écouter l’album de Hope Sandoval que je trouve très bien.
Richard : Moi, j’ai beaucoup aimé le single de Baxter Dury… Mais le public me semble paresseux, il ne veut plus faire d’effort. Il ne consomme que ce qu’il trouve dans les charts…
Jarvis : Ne sois pas si aigri ! Parfois, il y a quand même des trucs pas mal.
Richard : C’est vrai, je généralise, mais ces charts me rendent le plus souvent dingue. Kylie Minogue quand même…
Jarvis : Ah, je trouve son dernier single très bien, sincèrement. Et pourtant, je n’ai jamais aimé ce qu’elle faisait et physiquement, elle ne m’excite pas du tout…
Richard, tu as parfois la sensation de vivre à la mauvaise époque ?
Richard : Non, quand même pas… Si j’étais né dans les années 40, je n’aurais jamais pu rivaliser avec Scott Walker. (Rires.)
Jarvis : On peut quand même se poser la question de la chance de vivre actuellement au vu des récents événements… D’ailleurs, tout cela m’a donné envie d’écouter encore plus de musique. Je sais, c’est un échappatoire facile, mais tellement agréable.
Richard : En Angleterre, la situation est assez effrayante, et je ne sais pas comment Jarvis fait pour vivre à Londres…
J : Il y règne une parano incroyable. Il y a des hélicoptères dans le ciel, plein de policiers dans les rues. Le climat est assez bizarre, effectivement. Ça faisait déjà un moment que je pensais à partir et je suis de plus en plus motivé.
Tu aimerais retourner à Sheffield ?
Jarvis : J’y ai pensé… Je pense plutôt que je finirais ma vie dans cette région, mais mon heure n’est pas encore venue. Il me reste beaucoup de choses à explorer. Au niveau musical, personnel… Bien sûr, tu n’es pas obligé de quitter un endroit pour cela, mais ça peut faciliter les choses quand même. Sincèrement, ça m’étonnerait que je reste à Londres encore très longtemps… Et, à vrai dire, Paris m’attire assez.
Richard : Je ne quitterais jamais Sheffield… Après avoir autant voyagé, je sais que j’aime profondément cet endroit. J’y ai toutes mes racines. Ce n’est certainement pas la ville le plus glamour du monde, mais j’adore l’humour caustique de ses habitants. Et puis, j’y ai mes habitudes. Les photos de la pochette de Late Night Final ont été prises au marché couvert, là où Jarvis vendait des crabes il y a quelques années. Quand j’étais gamin, je m’y rendais chaque dimanche matin avec ma grand-mère…
Jarvis : Je n’habite plus à Sheffield depuis treize ans, mais où que j’aille, cette ville reste mon cadre de référence… Les gens ne se prennent pas trop au sérieux. Il n’y a pas ce côté “moi, moi, moi” que tu peux trouver ailleurs. Mais ça peut être aussi un bien pour un mal car, inconsciemment, ça freine également toute ambition.
Quelle chanson de Richard aimerais-tu reprendre avec Pulp ?
Jarvis : En fait, on a déjà plus moins repris un morceau de Richard… Sur son premier mini-album, il y a ce morceau intitulé Naked In Pitsmoor dont il m’avait envoyé une version instrumentale. J’ai écrit un texte et nous l’avons enregistré avec le groupe : notre version s’intitule Happy New Year. Je ne sais pas encore ce que l’on va en faire mais j’aimerais vraiment la sortir. Sinon, j’aime beaucoup Something Is…, le premier titre de Late Night Final. Mais je ne sais pas s’il est dans ma tonalité… Ça me rappelle une anecdote plutôt embarrassante. Quand je travaillais pour Channel 4, je me suis retrouvé un soir à Bruxelles avec tous les producteurs de l’émission et l’on a fini dans un karaoké. Bien évidemment, ils ont voulu me voir à l’œuvre. J’ai dû m’exécuter et j’ai choisi Africa de Toto…
Richard : Tu rigoles ?!
Jarvis : Attends… Sur le premier couplet, je ne m’en suis pas trop mal sorti, mais quand le refrain est arrivé, c’était bien trop haut pour moi. Et là, j’ai été pathétique. J’ai fini le morceau en parlant. Quand je suis retourné à ma place, personne n’a rien dit, mais j’ai lu dans leurs yeux : “Ça ne nous étonne pas que son groupe tarde tant à enregistrer un disque vu le temps qu’il doit prendre pour chanter…”
Richard, quel morceau de Pulp aimerais-tu interpréter ?
Richard : Sur le nouvel album, Roadkill, mon titre préféré, je crois. Sinon, parmi les chansons plus anciennes… Je dirais Blue Girls sur le premier album. Ou Laughing Boy, sur le single Help The Aged. Et il y a aussi cette excellente chanson sur Freaks…
Jarvis : Mais elles étaient toutes excellentes sur Freaks…
Richard : I Want You ! Tiens, ce serait une bonne idée… J : Pour ça, il faudra d’abord me passer sur le corps.
Depuis combien de temps vous connaissez-vous ?
Richard : Oh la la… Seize ou dix-sept ans. J : Mais on se connaît plus… intimement depuis moins longtemps. C’est étrange parce que je t’ai mieux connu après avoir quitté Sheffield. Et l’idée de jouer ensemble ne vous était jamais venu auparavant ?
Richard : Non. De toute façon, ma présence dans Pulp est une question de circonstance : le départ de Russel et le fait que les guitares avaient beaucoup d’importance sur This Is Hardcore.
Jarvis : Comme je ne voulais pas trop en jouer en concert, il nous fallait quelqu’un… Et le groupe était dans un tel état de fragilité mentale, qu’il nous fallait une personne que l’on connaissait. Ça n’aurait pas pu marcher avec un musicien de session. Heureusement que Richard n’avait pas d’autres projets quand on l’a contacté. Mais Pulp a toujours fonctionné ainsi, on a toujours préféré prendre des gens avec lesquels on a des affinités plutôt que de privilégier la technicité. L’avantage avec Richard, c’est qu’il est en plus un excellent guitariste…
Richard : Récemment, Jarvis et moi avons enregistré une reprise de Lee Hazlewood, The Cheat, pour un hommage que va sortir City Slang. Ma fille Rosie, qui n’a que sept ans, est fan d’Hazlewood. Son album favori, c’est Cowboy In Sweden, ce qui est un peu ennuyeux quant à certains textes. (Rires.) Elle adore Pulp et “oncle Jarvis” aussi. Elle croit d’ailleurs que je suis une pop star parce qu’elle m’a vu jouer avec eux à Top Of The Pops. J : Les enfants de ma sœur aiment bien notre musique aussi. Ma nièce, qui a huit ans, est venue nous voir sur scène et m’a demandé après coup pourquoi je dansais de façon aussi ridicule. Elle m’a conseillé d’aller voir un professeur.
Tu n’as jamais envisagé de proposer à Richard de devenir un membre permanent de Pulp ?
Jarvis : J’imagine que ça ne l’intéresse pas…
Richard : Ce n’est pas une nécessité en plus.
Jarvis : Et puis, nous n’aurions plus les mêmes relations… Je ne pourrais pas le virer du jour au lendemain ! Pourrais-tu décrire l’album de Richard en trois mots ? C’est simple, il suffit de prendre le titre. Que je l’ai aidé à trouver, d’ailleurs. Pour moi, c’est vraiment le genre de disque que tu écoutes juste avant de te coucher, surtout quand tu rentres tard. La plupart des choses intéressantes se produisent en pleine nuit, non ? Et puis, c’est aussi un clin d’œil à Sheffield. Il y a un quotidien local, le Sheffield Star, qui sort plusieurs éditions par jour. Et quand tu te balades en fin de journée, tu tombes sur les vendeurs à la criée qui ne cessent de s’égosiller : “Late night final!”
Richard, pourrais-tu faire de même pour We Love Life ?
Jarvis : Moi, je proposerais un truc du style : l’attente valait le coup. (Rires.)
Richard : Déjà, je trouve que c’est un disque intelligent. Et surtout très optimiste. Même si on peut retrouver des éléments de This Is Hardcore, il n’est pas aussi claustro…
Jarvis : Pour l’instant, ça donne l’impression que je suis sous prozac…
Richard : Mais non, parce qu’il est très réaliste aussi… Et fragile.
Jarvis, sincèrement, à la fin de l’enregistrement de This Is Hardcore, tu n’as pas pensé que ce serait le dernier album de Pulp ?
Jarvis : Bah, à chaque fois que je travaille sur un disque, je pense que c’est le dernier… Il faut que je sois dans cet état d’esprit pour pouvoir écrire. Et puis, le temps passe et, au bout de six mois, je me dis que j’ai encore des choses à raconter. Alors, je m’y remets.