Avec Flock, son album le plus pop à ce jour, Jane Weaver va certainement conquérir un nouveau public. On parle même d’un classement dans le top 10 en Angleterre au moment où cette interview est retranscrite. Ce qui ne signifie pas qu’elle en a fini avec les expérimentations. Comme pour beaucoup avant elle, essayer de trouver un format pop sans renier pour autant son ADN n’a pas été des plus simples à réaliser. On imagine aisément à quel point le doute et les incertitudes ont été présents pendant les trois années qu’il lui a fallu pour réaliser ce projet. On ne la remerciera jamais suffisamment d’avoir persévéré car Flock est un grand disque de pop expérimentale. Comparer Flock avec ses œuvres passées serait une erreur. Si Jane Weaver ne s’éloigne pas radicalement de sa zone de confort avec ses synthés analogues, un zeste de free jazz ou de krautrock, l’ensemble s’ouvre au glam, à la dance dans un format catchy qui peut surprendre. Pourtant nous avons l’impression de rester en territoire connu, avec des chansons intelligentes, réfléchies, mais dans un format plus court. Que les plus sceptiques se rassurent, l’indie police ne sonnera pas à votre porte si vous posez l’album sur votre platine. L’entretien que Jane Weaver a accordé à Section26 est à l’image de la diversité de Flock, elle y évoque des sujets aussi variés que son envie de s’éloigner du space rock, qu’un séjour glauque à Carnac pour écrire ses paroles ou encore son amour pour l’album Reign In Blood de Slayer.
Flock est un album de pop comme il en existe de moins en moins. Il est incroyablement catchy, mais également expérimental. Était-ce ton idée de départ ?
Je voulais que l’album soit moins conceptuel. L’idée était aussi de s’éloigner du space rock avec une série de chansons plus directes. Ça n’a pas été simple à réaliser. Principalement parce que j’ai utilisé le même type d’instrumentation et le même matériel que d’habitude. Naïvement, j’avais sous-estimé la difficulté de mélanger de la pop à mes expérimentations habituelles.
Pourquoi cette envie de changement ?
J’ai commencé à me lasser des albums évoluant sur un thème unique. Au moment de me lancer dans l’écriture de Flock je ne souhaitais pas me focaliser sur un sujet particulier. Je voulais juste une bonne collection de chansons, peu importe leur style.
Martin Carr des Boo Radleys avait dit de Wake Up !, leur album le plus pop, que c’était pour lui un album expérimental. Il voulait savoir s’il était capable de composer de grandes pop songs. As-tu essayé de faire la même chose avec Flock ?
Passer de chansons de huit minutes à un format de quatre minutes maximum était une expérimentation. Il fallait que je synthétise tout ce que j’avais en tête pour que ça rentre dans un format précis. J’ai eu l’impression de réaliser un puzzle. Il fallait que tout s’enchaîne vite et parfaitement. La chanson titre, Flock, lorgne un peu vers le spiritual jazz. Comment réaliser une chanson influencée par ce style qui ne dure pas 30 minutes (rire) ? C’est le type de challenge auquel j’ai dû me confronter.
Cette structure de chanson plutôt inédite pour toi a-t-elle été l’occasion d’aller fouiller dans des maquettes jamais utilisées à ce jour ?
Solarized devait initialement figurer sur Modern Kosmology (2017). Mais je ne trouvais pas la bonne formule. Le titre dénotait sur l’album car il ne collait ni au concept ni à la tonalité. C’était frustrant car j’étais consciente de son potentiel. Je l’ai retravaillé pour Flock. Idem pour Heartlow avec son côté girl group et pop à guitare.
Avais-tu quelques albums en tête pour servir de template à Flock ?
Pas vraiment. J’écoutais volontairement des styles différents pour m’orienter vers des sons particuliers. C’est pour ça que certains passages sonnent comme du Roxy Music et d’autres comme du T-Rex, du Hot Chocolate ou du hip hop expérimental. J’étais surtout intéressée par la production de morceaux que j’adore. J’ai essayé de reproduire quelques modèles en ne changeant presque pas mon son ni les instruments utilisés habituellement.
Tu as deux enfants et un mari collectionneur de disques obscurs. Avez-vous des goûts musicaux en commun qui ont influencé l’album ?
Mon mari écoute de la musique du monde entier. La majorité de ses albums sont étranges, certains à la limite de ce que je trouve écoutable. Parfois je suis épuisée et j’ai envie de me détendre. C’est dans ce type de moments qu’il est capable de mettre du jazz expérimental à plein volume à neuf heures du matin. Je ne suis pas contre, mais il faut trouver le bon moment pour écouter ce genre de musique (rires). Ma grande fille a déjà trouvé son style musical, le hip hop et le r’n’b américain. Elle est à fond dans Tyler The Creator, Doja Cat, Kendrick Lamar. Elle écoute ça tellement fort dans sa chambre que je suis devenu le genre de maman qui hurle pour demander de baisser le volume… Elle écoute aussi ses albums dans la voiture. Tout ça s’imprègne en moi. Grâce à elle, j’ai découvert des productions épatantes vers lesquelles je n’aurai jamais eu la curiosité de me tourner.
Tu t’es isolée en Bretagne pour écrire les paroles de l’album. Pourrais-tu nous dire pourquoi et nous parler de cette expérience ?
Depuis que j’ai quatorze ans, je vais tous les ans en Bretagne. C’est un endroit où je me sens bien. En temps normal, je rassemble mes bouts de papiers avec des ébauches de paroles et je pars quelque part en Angleterre pour quatre jours. Cette fois, j’ai voulu me la jouer grand luxe ! J’ai pris l’avion pour Nantes, puis j’ai conduit jusqu’à Carnac. Je n’avais pas réalisé qu’en plein mois de décembre tout serait fermé. Il n’y avait que des retraités dans la rue. Ils me regardaient étrangement pendant mon jogging quotidien. J’ai dû conduire jusqu’à Auray pour manger seule dans un restaurant désert. C’était une expérience très solitaire. Je m’étais imaginé vivre une expérience digne d’un film d’Eric Rohmer, mais c’est tout le contraire qui s’est passé ! (rires) C’est pour cette raison que des paroles, que je voulais à la base légères, sont parfois empreintes de tristesse.
Ton style a évolué tout au long de ta carrière. Avec Flock as-tu voulu clore une période et ouvrir les portes à une nouvelle ère ?
Pas vraiment, car je vois ma carrière comme une progression constante et naturelle. J’ai voulu rendre hommage à la pop que j’adorais quand j’étais ado en y incorporant une bonne dose de modernité. En enregistrant un album pop à l’approche de la cinquantaine, on peut se dire que je fais les choses à l’envers. C’est juste une étape par laquelle j’avais envie de passer. Ça m’a demandé un peu de courage car j’ai eu peur de perdre les fans de space rock. Et puis je me suis dit que je voulais continuer à avancer.
Les synthés analogiques sont toujours mis en avant sur Flock. Comment t’es venue cette passion ?
Quand j’étais dans mon premier groupe, à l’âge de quinze ans, l’idée même d’un synthétiseur m’horrifiait. C’était l’opposé du cool. Il fallait avoir une guitare et des pédales d’effet. Je n’ai commencé à en utiliser que plus tard quand j’ai rejoint un groupe appelé Misty Dixon. J’ai acheté un Farfisa sans être vraiment convaincue de son utilité. J’ai commencé à apprécier cet instrument progressivement. Maintenant, j’ai une collection de synthés. Il y en a trois ou quatre que j’utilise sur chaque chanson. C’est probablement ce qui définit le son de ma musique. Et puis je ne suis pas une technicienne. Je ne pourrais pas travailler sur ordinateur. Par contre, j’adore manipuler les boutons de mes claviers pour en sortir des sons étranges. D’un côté, je regrette de n’avoir jamais pris de leçons de piano, mais d’un autre, une part de moi refuse d’apprendre. J’aime que l’absence de technique laisse place à l’inattendu. J’ai toujours peur qu’une grande maîtrise tue la spontanéité et les expérimentations. C’est un peu stupide, j’en suis consciente (rires).
C’est ton album le plus varié. On y entend du funk, de la pop, du glam, du Kraut… Dirais-tu que c’est celui qui représente le plus fidèlement tes goûts musicaux ?
Je pense que c’est une représentation plutôt honnête des différents styles que j’écoute. J’avais peur que l’on ne me prenne pas au sérieux en écrivant un titre comme The Revolution Of Super Visions. Je l’adore, mais c’est pour moi un sacré pas en dehors de mes productions habituelles. J’ai dû me convaincre que ce morceau ne sonnait pas étrangement. Je ne regrette pas d’avoir laissé mes doutes de côté.
Après avoir évolué dans plusieurs groupes, tu t’es lancée en solo. Cela ne veut pas dire que tu ne collabores pas avec d’autres personnes. Si tes albums ont une forte vision, quelle place laisses-tu à tes collaborateurs lors du processus de création et d’enregistrement ?
Je travaille avec les mêmes personnes depuis six ans. Nous connaissons chacun nos limites, ce qui est pratique pour avancer. J’écoute leurs idées, par contre je ne veux pas qu’ils jouent les synthés à ma place. C’est pour moi la partie la plus fun de l’enregistrement. Je ne les laisse pas s’approcher de mon matériel (rire). Ça ne m’empêche pas de jouer de la guitare, de la basse ou de la boîte à rythmes. Par contre, ne me demande pas de jouer de la batterie, ce serait une catastrophe. Ça tombe bien car un de mes musiciens est un excellent batteur de jazz expérimental. Je trouve que son style se marie à merveille avec mes chansons. Nous ne passons pas tout notre temps ensemble en studio. La majorité du temps, tu n’y trouveras que moi et l’ingénieur du son, Henry Broadhead. C’est mon bras droit. Les autres viennent quand nous en avons besoin. Soit nous avons répété avant l’enregistrement, soit je laisse place à l’expérimentation. Quoi qu’il arrive, j’ai toujours en tête une idée claire du résultat que je veux avoir. Ce qui signifie que je peux aller jusqu’à changer la structure d’un titre déjà enregistré avec les musiciens.
Si l’enregistrement n’avait pas été interrompu pendant le confinement, penses-tu que l’album aurait été différent ? As-tu eu le temps de prendre du recul, d’analyser tes envies ?
Il n’aurait pas été aussi bon. Lorsque nous étions aux deux tiers de l’enregistrement, je trouvais qu’il manquait quelque chose aux chansons. Sans le confinement, je n’aurais pas eu le temps de rectifier ce que je voulais. En fait c’est un luxe que je n’avais jamais eu jusqu’à aujourd’hui.
Tu as longtemps subi les contraintes de l’industrie musicale. A tel point que tu as voulu mettre un terme à ta carrière à plusieurs reprises. N’as-tu pas peur de franchir une étape avec cet album qui pourrait te mettre dans une position inconfortable en termes d’obligations et de responsabilités ?
Même en étant en périphérie du business de la musique comme je le suis aujourd’hui, je traverse des périodes avec des hauts et des bas. Je suis convaincue qu’il est impossible de rester en bonne santé mentale avec la façon dont cette industrie est structurée. Il faut réussir à bloquer la partie cruelle et vicieuse dans un coin de ta tête pour se concentrer sur l’essentiel, la musique. C’est pareil pour les écrivains. Je pense que de nouveaux challenges vont se présenter à moi. Nous sommes en plein confinement. Les disquaires sont fermés, je ne peux pas me produire sur scène. Je ne sais pas comment ça va m’impacter en tant que musicienne. Il va juste falloir faire avec.
Avec ces inquiétudes, as-tu envisagé d’attendre un retour à la normale avant de sortir Flock ?
Je n’avais pas envie d’attendre. On ne sait pas combien de temps tout cela va durer. Je me suis dit qu’il fallait que ce disque sorte. Il n’a pas été écrit pendant le confinement. C’est un album qui contient beaucoup de joie, de positivité. S’il peut apporter un peu de bonheur à des auditeurs pendant cette période morose, ce sera déjà énorme.
La pochette de l’album est superbe et intrigante. Pourrais-tu nous en parler ?
Mon mari est graphiste. Il réalise toutes mes pochettes. Mon idée de base était d’avoir une sorte de char de carnaval rempli d’objets reliés entre eux. Avec le lockdown, nous avons dû abandonner l’idée. Nous avons donc cherché des idées d’installations au milieu desquelles je pourrais me glisser. Je voulais des couleurs qui vibrent pour aller avec la tonalité de l’album. Et puis un jour, mon mari a posé un album du groupe Zodiac près de la cheminée. La pochette était rose, bleue avec des touches de vert. J’ai voulu utiliser les mêmes tons. Il a construit lui-même cinquante cages à oiseaux qu’il a peintes une par une. Ça lui a pris une semaine. J’ai un peu honte, je l’ai laissé se débrouiller seul (rire). Elles sont juste posées les unes sur les autres. Sur cette pochette, je suis supposée être entourée d’oiseaux.
Adolescente, tu étais fan de métal. Qu’est qui t’as attiré dans ce style qui est on ne peut plus éloigné de ce que tu produis aujourd’hui ?
Certains amis de l’époque étaient devenus fans de Slayer, de Metallica et de death metal. Je traînais à la fois avec des métalleux et des hippies. J’écoutais aussi pas mal de Hawkwind et The Pink Fairies. Dès 1988, nous assistions à beaucoup de concerts. J’ai eu la chance de voir Metallica à la grande époque. Je n’avais jamais rien connu de tel. Ils jouaient tellement fort. Je n’ai jamais retrouvé une audition normale depuis. J’écoute toujours certains albums. Reign In Blood de Slayer est un disque que je trouve toujours aussi brillant. Il a toujours le même impact. C’est à mille lieux de la musique que je produis aujourd’hui, mais ça fera toujours partie de moi.