Jake Xerxes Fussell, Good And Green Again (Paradise Of Bachelors/Modulor)

Il y a souvent quelque chose d’ingrat à fréquenter trop assidument les traditions archaïques. Pas facile d’y puiser, en tous cas, autre chose que ces mises en perspective qui surplombent et écrasent un peu les velléités d’expression singulière. Trop de recul historique tend parfois à tuer l’intime, à le noyer en l’incluant dans du gigantesque ou du massif. Jake Xerxes Fussell publie depuis sept années des albums de folk au sens le plus littéral du terme, sur lesquels il interprète essentiellement quelques-unes de ces œuvres sans âge ni auteur précisément déterminés qui ont fini par constituer un patrimoine populaire pour érudits. Et, pourtant, il parvient à chaque fois – et mieux encore sur ce quatrième essai, sans doute le plus plein et le plus abouti – à incarner ces chansons avec une humanité vivante et personnelle qui suffit à balayer d’un seul geste la poussière qui stagnait sur les pages des grimoires dont elles sont extraites.

Jake Xerxes Fussell
Jake Xerxes Fussell et un ami

C’est sans doute que, pour Fussell, la très grande histoire et les minuscules péripéties du récit intime n’ont jamais été très clairement séparées. Fils d’un expert folkloriste – également photographe à ses heures pas si perdues – et longuement biberonné à l’anachronisme, il a passé une bonne partie de son enfance et de son adolescence à arpenter avec son père les routes de la Georgie – où il est né – et de la Caroline du Nord où il réside désormais, à la recherche de fragments encore inédits d’un ancien héritage musical à préserver. Il n’y a donc rien de très étonnant à ce que, dans ses propres réinterprétations, il parvienne aujourd’hui à convoquer les traces des événements antiques avec la vivacité authentiquement vécue des souvenirs d’enfance. Il n’y a qu’à entendre, pour s’en persuader, The Golden Willow Tree, cette épopée maritime en neuf minutes et une douzaine de couplets au fil desquels Fussell évoque le destin d’un capitaine sabordant son propre navire pour obtenir les faveurs de l’ennemi. Il n’hésite pas à s’émanciper de la fidélité littérale à la tradition en empruntant à des sources différentes – un peu de la Carter Family, un peu à un chanteur local nommé Paralee McCloud – pour mieux réinventer ce qu’il y a d’évidemment universel et bouleversant dans la trame du récit : l’infinie tristesse du naufrage auto infligé qui se répète dans le motif du refrain –  » And he sank her in the lonesome sea » – et que rend plus intense encore l’attention aux détails les plus anodins – la foreuse qui perce la coque, les neuf trous dans lesquels l’eau finit par s’engouffrer.

Sur les quelques instrumentaux de son propre cru tout autant que dans les adaptations de morceaux traditionnels, Fussell manifeste donc un sens très précis de l’équilibre de la sobriété, dépourvu de toute fioriture virtuose. Will Oldham apparaît au générique et cautionne le temps de quelques harmonies vocales cette façon de faire surgir du très neuf avec du très vieux. Mais c’est surtout à Kurt Wagner et au Lambchop des origines que l’on songe plus d’une fois en contemplant cette placidité nonchalante du phrasé – voix et guitares, d’ailleurs – qui laisse le temps au silence de s’installer au cœur de la musique ou en écoutant, admiratif, ces arrangements délicats et cuivrés – souvent cosignés avec James Elkington – qui colorent de leurs teintes soul ces histoires ressuscitées. Un art de la parcimonie qui culmine sur le dernier titre de l’album, Washington, qui transforme en une espèce de haiku sublime l’évocation fugace d’un fantôme controversé entraperçu par Fussell sur une tapisserie artisanale du début du XX° siècle. Peu de mots –  » General Washington/Noblest of men/His house, his horse, his cherry tree, and him «  – suffisent à engager une marche funèbre dont les notes semblent flotter quelques minutes, le temps que s’évanouisse l’apparition spectrale. Quand la musique s’achève, le personnage historique a disparu ou plutôt il a été réduit à sa dimension humaine. La seule qui compte et prédomine dans ce premier album marquant de l’année nouvelle.


Good And Green Again par Jake Xerxes Fussell est sorti chez Paradise Of Bachelors, distribué par Modulor.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *