J’Aime, Anachronistic d’Amour (Jabalina)

Cinq ans, on ne s’en rend jamais bien compte, mais ça représente vraiment quelque chose – même si à l’échelle des fans de My Bloody Valentine, ça n’est toujours qu’une broutille (mais qu’importe en fait, puisque comme album dit « à guitares », Pornography avait déjà plié le game très exactement neuf ans et sept mois plus tôt). Cinq ans, donc. Ce sont, par exemple, les années passées à l’école élémentaire – où vous arrivez sans savoir lire et dont vous sortez dorénavant avec de la presque moustache. Cinq ans, oui. Soit 2020, une année où le COVID est encore réalité, où les Vinzelles n’existent pas, où je ne sais pas que je vais vivre une nouvelle expérience professionnelle – et d’autres nouvelles aventures aussi (et pas des moindres) –, une année où Martin Duffy et Terry Hall sont encore en vie, une année où je ne connais pas encore réellement Nicolas Sauvage – qui n’avait d’ailleurs publié que deux livres ! –, où ma fille est encore collégienne, mon fils encore en primaire et le PSG encore la risée de l’Europe footballistique (et oui, vous avez raison : il y a une vraie pointe de nostalgie dans ces derniers mots-là).

J'Aime / Photo : DR
J’Aime / Photo : DR

Cinq ans, toujours. Ce sont donc les années qui séparent les deux albums de J’Aime, patronyme francophile pour artiste espagnol, musicien mélomane originaire la ville où l’on peut mourir l’après-midi et où – surtout – est né Melenas. Un gars bien sous tout rapport, à tel point qu’il porte comme nom mon prénom. Et qu’il a joué avec le sien – de prénom, si vous arrivez encore à suivre – pour baptiser ce dernier projet en date. J’Aime pour Jaime (Cristóbal), vrai faux groupe puisque l’homme est à peu près seul maitre à bord, avec l’élégante manie de convier un alter-ego féminin pour lui donner la réplique sur au moins une chanson – la dernière fois, il s’agissait de Françoiz Breut sur le single 7 000 Records ; aujourd’hui, l’homme retrouve Patricia de la Fuente, sa complice au sein de Souvenir, duo electro-pop (pour résumer) à côté duquel je suis complètement passé (mais oui, il faudra me rattraper).

On y vient, bien sûr : je crois que Jaime Cristóbal est, avant même d’être un musicien, un mélomane. Compulsif. Le genre de type qui depuis le début des années 1980 achète des disques, écoute la radio, a enregistré un nombre incommensurable de cassettes achetées vierges (les plus souvent pour les offrir aux autres plutôt que de les garder pour lui), s’est mis aux plateformes, a épuisé des walkmen, des I et Air–Pods… Un gars qui fouille les bacs des disquaires, vérifie Discogs, se lève tôt pour les brocantes, rachète probablement un vinyle qu’il a déjà, ou le format cassette d’un disque qui est déjà rangé chez lui (nda. pour souscrire à ma théorie au sujet de cette mélomanie, il suffit de se diriger vers Bandcamp et prendre le temps de profiter de ce “disque” de reprises). Oui : J’Aime enregistre des disques générationnels – j’en suis à peu près certain, car nous devons partager, à quelques mois, à quelques jours prêts, une même date de naissance – et je pourrais même essayer d’imaginer le nombre exact de disques que nous avons en commun. Mais en fait, de cette érudition, on s’en moque. Ou peu s’en faut.

Il existe en fait deux façon d’appréhender Anachronistic d’Amour. Celle des gens qui pensent en connaitre un rayon, qui sont persuadés d’entrée de jeu que le titre même du premier morceau (Strictly Not) Thinking Of You est forcément un clin d’œil à The Colourfield avec une mélodie piquée dans le coffre à malice de Robert Forster ; Qu’Amplified Heart – le duo avec Patricia de la Fuente, dont le prénom rime d’ailleurs avec Sinatra – accueille exactement la même boite à rythmes que celle utilisée par les frères Reid sur la majeure partie des ballades noir et blanc de Barbed Wire Kisses ; que la magnifique Cold Summer pourrait être une version comme sautillante de Nine Million Rainy Days avec un solo joué par Grant McLennan ;  que Distant Star est sans aucun doute la meilleure compo de Chris Isaak depuis Blue Hotel… Et que, oui, on pourrait poursuivre ainsi, continuer ce jeu de pistes, inventer des indices et se plaire à ne jamais sortir de ce joli labyrinthe mélodique – où l’on finit aussi par croiser Lana Del Rey et Lee Hazlewood.

Mais croire que ce disque ne s’adresse qu’aux seuls érudits – si tant est que ce mot ait un sens – est une terrible erreur.  Car il est aussi – et surtout – une collection de chansons sacrément bien écrites, qui jouent sur les sentiments et les émotions, armées de mélodies qui touchent leur cible – le cœur, toujours, comme l’indique le titre du disque. Les douze morceaux de Jaime Cristóbal sont autant de fragments de son discours amoureux, tenu le plus souvent dans la langue de Shakespeare – un seul morceau dans celle de Cervantés, le très doux Vuela Alto –, où il est question de sourires et de regrets, d’occasions ratées, de regards qui se croisent, de mains qui s’effleurent, d’incompréhensions et de retrouvailles, de nuits trop courtes et de nuits si (délicieusement) longues. Autant de fragments métamorphosés en chansons et mélodies entêtantes, de celles qu’on a l’impression de connaitre depuis toujours. Autant de fragments qui font très exactement le même effet qu’un coup de foudre : impossible de résister.


Anachronistic D’Amour par J’Aime est sorti en octobre l’an dernier sur le label Jabalina

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