Il aura donc fallu quelques mois avant d’oser traduire en paroles les sentiments de fascination et d’instabilité éprouvés à la découverte de ce premier album composé par le multi-instrumentiste brésilien Marco Benvegnù et publié dans nos contrées par l’entremise salutaire de Pierre Sojdrug, déjà aperçu dans les pages de Section 26. Comment rendre compte, en effet, de la profusion stylistique et de l’infinie liberté qui imprègnent cet Objet Musical Mal Identifiable sans les réduire à une liste de références académique et fastidieuse qui n’en restituerait que superficiellement la richesse ?
Nombreux sont ceux qui ont, au fil des décennies, ont puisé leur inspiration aux sources universelles du Tropicalisme, cette synthèse originale entre les traditions musicales brésiliennes et les courants pop et psychédéliques occidentaux, née au cœur des années 1960 pour balayer de son éclectisme assumé toute forme de cloisonnement réactionnaire. Rares sont, en revanche, ceux qui sont parvenus à en restituer, en dehors de son contexte historique d’origine, le foisonnement émancipateur et à en prolonger l’esprit plutôt que la lettre. Benvegnù fait indéniablement partie de ceux-là. Il n’est même pas nécessaire pour s’en convaincre de prétendre discerner dans ses compositions biscornues et dissonantes les échos des troubles similaires à ceux qui, quatre ans après le coup d’état militaire de 1964, avaient inspiré les auteurs du brillant manifeste Tropicalia Ou Panis Et Circensis, 1968. Les morceaux ont été pour la plupart élaborés à partir de 2014, soit bien avant les récents soubresauts bolsonaristes, et échappent à toute évocation directe du réel. Le désir d’affranchissement qui les anime relève d’abord et essentiellement de préoccupations d’ordre artistique. Et la liberté dont Irmão Victor nous invite à jouir en sa compagnie est bien plus proche de l’insouciance ludique de l’enfant devant son xylophone Fisher Price que de la revendication militante. Au beau milieu de ce joyeux fouillis, où règne un désordre savamment entretenu, les fantômes d’Os Mutantes invitent Pascal Comelade à les rejoindre dans leur ronde aux résonances pataphysiques (Insonia & Rinite Alergica). Un peu plus loin, on jurerait même croiser Robert Wyatt mêler ses intonations mélancoliques aux sons cuivrés du Liberation Music Orchestra de Carla Bley et Charlie Haden (Reflexoes Navais). Seul maître à bord de son propre chaos, Benvegnu se révèle parfaitement capable d’en discipliner les stridences le temps d’une accalmie pop délicate et maîtrisée (Cançao Pra Minha Chaleira Vermelha). “ Je ne sais pas trop si tu apprécies ce genre de musique” m’avait prudemment averti le fondateur de Pop Superette avant de me faire découvrir l’album. Il faut bien avouer que l’incertitude demeure. Sur l’engouement, aucun doute possible. En revanche, le mystère reste complet quant au genre de musique dont cette belle idiosyncrasie discographique pourrait être l’illustration.