Il y a plusieurs mois, j’ai partagé un très bon repas, relativement bien arrosé, avec deux anciens membres de Ich Bin, Laurent B. et Julien V. Lors de cette soirée tranquille, dans un appartement mansardé et chaleureux du Faubourg National à Strasbourg, je leur ai fait part de mon rêve de rééditer leur classique, Obéis ! en cassette, pour mon fanzine naissant Langue Pendue. Bien sûr, je les interrogeai sur ce qu’ils avaient gardé comme souvenirs de leur aventure au sein de cette étrange formation aux exploits sporadiques, que j’avais suivis à l’époque, de très près (cf. Papivole #5). J’ai évidemment, dès le lendemain, regretté de ne pas avoir enregistré la conversation, les anecdotes toutes plus hilarantes les unes que les autres se succédant à une allure échevelée : concerts précipités ou à moitié foirés dans des lieux improbables, fans extrêmes, vidéos perdues, tensions internes, idées farfelues, agitations, rixes, tout un concentré de la vie d’un groupe, surpris par l’ampleur des retours, sur un projet qui n’était à la base que parallèle, une passade imprévue. Au point que Ich Bin déstabilisait et questionnait son entité mère, le trio Sun Plexus. Car, c’est un secret de polichinelle, l’entité nouvelle était en fait l’alliance en pointillé de Sun Plexus avec deux frères originaires de Belfort : Julien, non musicien, brillant étudiant en biologie, qui faisait semblant de jouer de la basse sur scène, quand il était présent, tout en apportant une fraîcheur et une énergie à la mesure de son double mètre, l’autre, Harrisson, graphiste underground et reconnu depuis, qui allait synthétiser l’esprit retors – après un brainstorm collectif auquel on aurait aimer assister – dans une pochette devenue célèbre, reproduite à la manière d’une carte routière dépliante, mythique et cannibale : celle-ci semble tout aussi prisée que le disque, l’éclipsant parfois. D’ailleurs, à la demande répétée des admirateurs pour savoir si elle était rééditée en même temps que le disque, Sébastien B., chanteur du groupe, a répondu, sans appel sur les réseaux sociaux : « achetez-vous une carte IGN de la France et branlez-vous avec ». Décortiquée dans la revue anglaise pointue The Wire et affichée sur les murs d’un commissariat mulhousien, cette pochette reflète ce grand écart, au fond, qu’accomplit Ich Bin musicalement : née spontanément autour de l’achat d’une batterie électronique au mitan des années 90, cette émulation a fini par dépasser la blague originelle et devenir plus que la somme des individus en présence. Dans cet environnement sans pression, le trio Sun Plexus, pourtant jamais à court d’idées folles, se redéploie, offrant à ses membres un tremplin vers un accomplissement inattendu : Laurent, batteur, se concentre sur des synthés analogiques achetés à Cash Converter, Rémy B., bassiste, s’emploie à une production spontanée, terriblement efficace et Sébastien, d’habitude concentré sur les bruits produits par ses installations guitaristiques, ouvre les vannes d’une expression outrancière, dans un français dégénéré, provocant et incisif. Les morceaux sont enregistrés et prennent d’abord place sur le label bruxellois d’Harrisson, Pneu en CDR (avec déjà une pochette troublante réalisée avec un logiciel de portrait robot et censée présenter les visages mélangés des quatre membres) puis trouvent refuge en vinyle chez le label Poutre Apparente, tenu notamment par Franq De Quengo, activiste de Sonic Protest, alors en charge de l’échoppe du XIe arrondissement, Bimbo Tower. Sans aucune promotion, le disque s’infiltre dans toutes les couches de la société, des DJ sets parisiens de Ariel Wizman, aux autoradios des cités ouvrières de la banlieue de Mulhouse, tout en restant un culte plus ou moins secret, vivace, tenace. A l’occasion des élections présidentielles de 2007, le groupe produit une chanson, violemment politique, Votez Ich Bin, évidemment, dernier soubresaut, avec un concert à Paris (Sonic Protest en 2008), où le groupe cagoulé joue un concert d’adieu qui se termine chaotiquement, du fait de la circulation de fausses armes notamment. On a dit que le groupe véritable avait alors payé des amis d’une société de sécurité mulhousienne pour prendre leur place sous les cagoules, et qu’ils assistaient au concert dans la foule, l’un d’eux étant même à la console son pour lancer les playbacks. L’histoire s’arrête là pour Ich Bin, suivi quelques temps plus tard par le dépôt de bilan et la séparation de Sun Plexus, sans grand espoir de les revoir jamais jouer ensemble.
Presque 15 ans plus tard, c’est donc le label de Metz, Replica Nova, spécialisé dans des rééditions pointues, lié au magasin de disques la Face Cachée, qui récupère le pompon, et le ressort en fac similé. A réécouter le disque en surface, on y trouve une musique étonnement bien dans l’époque hurlante, du synth punk à l’audace parolière inégalée faisant le lien entre Métal Urbain et Noir Boy George. A y regarder néanmoins de plus près, il est toujours heureux d’y déceler autre chose : une sorte de folie expressionniste, misanthrope et pessimiste, qui annonçait, par ce nihilisme sonore et par ces saillies verbales, les temps sombres de crétinerie sociale dont nous sommes les témoins et parfois les acteurs sur les réseaux (et pas que là) actuellement. Peut-être qu’Ich Bin pressentait ce mouvement tectonique au plus profond de leurs êtres abimés, travaillés par la violence, mais sans se départir, et c’est là que ça devient intéressant, d’un esprit de fête et de dévissage capable de toucher le camionneur et le danseur, l’étudiant et l’ouvrier, l’intellectuel et le manœuvre, le parisien (tête de chien), le marseillais et l’alsacien. Les morceaux s’enchaînent et se déchaînent, froidement : Danger, qui énumère toutes les peurs de ce début de siècle, réunies dans un inventaire anxiogène et drôle, par collage et accumulation (« danger au travail, danger chanteur de raï »), Body Building qui pourrait servir d’édito définitif à l’actualité la plus proche (« vénération de ma bite, vénération de mes couilles, vénération de mon trou du cul, vénération vénérien »), A I N Z, symphonie à la longue reverb qui pousse l’hymne à l’une des fixettes du groupe (on vous laisse découvrir, amis du jeu Motus), le crispant Hypermassacre qui étourdit par son bourdonnement continu, les pulsations basses d’Industrie lourde, Méthanol qui crée des spasmes incontrôlés sur les pistes de danse arrosées de Schnaps et de « mélanges inavouables » ou Trafic d’organes qui crée un morceau choral étourdissant, avec ses strates de voix traitées avec plusieurs effets… Ich Bin, tout à son plan confusionniste (auditeur, à toi de t’arrêter au degré qui te conviendra) tord son propos musical, crée du désordre et joue de ses improvisations originales. A une époque où énormément de musiques dites extrêmes ressemblent à de jolis simulacres inoffensifs, à l’heure où un autre langage offensif a envahi les ondes par le rap/trap/drill vénère, on tient là peut-être un des derniers groupes véritablement malades prenant ses racines dans le XXe siècle. Qui suscite encore aujourd’hui des vocations parmi une audience large, un sacré groupe de fanatiques, de suiveurs, d’enfants illégitimes, rejetés illico, jamais reconnus, comme il se doit. Et tant mieux, laissons Ich Bin désaoûler dans l’ornière, c’est là qu’ils sont le mieux. D’ailleurs, imaginer une puissance industrielle à leur service, sûr qu’on aurait compté les morts.
<a href= »http://replicarecords57.bandcamp.com/album/ob-is »>Obéis by ICH BIN</a>