Je ne connais qu’une chanson dont les dernières mesures vous supplient à genoux de les réécouter en boucle. C’est-à-dire de reproduire à l’infini la rupture courtoise qu’organisent le textus interruptus et le « fade out » dans la relation quasi amoureuse qui s’établit, quelques minutes durant, entre un artiste et celui qui l’écoute. C’est l’effet, assez paradoxal, que produit sur moi depuis près de trente ans I Won’t Share You des Smiths. Je n’ai jamais vraiment compris pourquoi. Mon analyste non plus.
C’est pourtant un fait : mon cœur se serre et mon estomac se met à palpiter comme un nid d’orvets dès que la voix de Morrissey s’évanouit derrière les instruments (« I see you somewhere / I see you sometimes / Darling »), accompagnée par les frissons sépulcraux d’un écho à bande – cette vieille ficelle de producteur. Tandis que l’autoharpe de Johnny Marr continue de pulser ses accords, indifférente, et que le volume du morceau commence à baisser, s’empare systématiquement de moi une panique de jeune fille qui vient de comprendre que son rendez-vous ne viendra plus. Soudain privés de leur tuteur, les arpèges mélancoliques qui s’accrochaient aux paroles de Morrissey depuis le début du deuxième couplet de la chanson vacillent alors en pleine lumière. Et comme dans un western de John Sturges, un train s’éloigne dans le crépuscule en sifflant lugubrement – ou est-ce un harmonica ? Qui est à bord ? Le héros ou sa fiancée ? « I see you somewhere / I see you sometimes / Darling ». Si la place, hautement symbolique, qu’occupe cette chanson dans la discographie des Smiths – il s’agit du dernier morceau du dernier album du groupe, celui de la rupture entre Johnny Marr, dentelière de la six-cordes, et Morrissey, lonesome chanteur-cowboy – continue d’alimenter les débats quant à sa signification, c’est, peut-être, la fin de tout autre chose que ses vingt dernières secondes continuent de m’évoquer – celle de l’enfance, de l’insouciance, le grand patatras. En écoutant cette boucle de vingt secondes, sans début ni fin, j’ai peut-être trouvé le moyen de figer le temps en 1987, et d’empêcher aux Smiths de se séparer. Les révisions du bac attendront bien jusqu’à janvier. Nous sommes en septembre, j’ai 17 ans, la classe d’anglais de Mme Chambrial va bientôt commencer.
I Won’t Share You – The Smiths
17 secondes qui ont changé ma vie
Merci beaucoup, beaucoup, beaucoup pour cet article et longue vie à Section 26 !
Merci Pascal ! Et merci pour l’équipe qui continue de faire un travail incroyable.
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