S’il ne s’agit pas de reprendre toute une dialectique opposant l’inconséquent à l’important, laissez-moi toutefois en dire deux mots. Polarisés depuis quelques années autour de disques intello et glitchy, les maîtres du bon goût américains nous ont appris à nous intéresser entre une ou deux heures aux artistes qui, selon les formules, révolutionnent la pop, l’emmènent là où elle n’avait jamais été, métabolisent la culture etc. Ce sont des disques importants et j’opine dans les dîners. « Ah oui Yves Tumor, Billie Eilish, passionnants, oui. »
Parfois même j’en conseille car ils me foutent quand même les jetons, ces disques importants – Proto, Holly Herndon (4AD). Cependant, en montant sur ma bicyclette pour reprendre le chemin de mon arrondissement, je n’écoute rien d’important. Je remets le dernier disque qui flotte dans mon esprit, inconséquent. De sous les parasitages de la ville, ses bruits et ses échos, une petite mélodie remonte et c’est là le disque inconséquent qui m’importe.
On pourrait presque faire de cette inconséquence un postulat politique – quelque chose que l’on rattacherait au late capitalism, à l’idéal générique ou un objet triste de la sorte. Or si le disque dont on parle fait ce pari lui-même, sciemment et avec tout son cœur, ce n’est plus un accident, mais un mouvement.
Hibou (sic) est un jeune homme de Seattle qui semble avoir arrêté de s’intéresser à la musique qui révolutionne la pop il y a bien six ou sept ans. Réchappé de Craft Spells, Peter Michel, de son vrai nom, fait des choix artistiques archétypaux et irrémédiablement tournés vers la brève heure de gloire de la bedroom pop.
Ainsi, son troisième album qui a été majoritairement écrit et produit dans la maison de ses parents à Echo Lake (sic) est à l’image des précédents : il évoque le rêve, l’enfance et la solitude, le tout avec une pochette que l’on aurait pu glaner sur Tumblr dans les années 2010. Malgré tous ces indicateurs de ringardise, le disque du garçon est sorti en juillet dernier et est trop appliqué et sincère pour être une blague. Nous avons affaire à un artiste multi-instrumentaliste qui a décidé que sa langue naturelle était cette bedroom pop chillwave / synthwave que plus personne ne prend au sérieux – sauf lui – et il s’y consacre tout entier.
D’autant que le disque qu’il nous présente, s’il contient sa dose de caricature du sous-genre avec ce mixage voix si distant et ces bruits parasites façons K7 et autres obsessions de la bedroom pop, ne manque pas d’ampleur. Dans les limites imparties par le genre, notamment l’évident easy-listening, il trouve des mélodies assurées de succès : Inside Illumination et sa ligne de guitare très claire qui rappelle immanquablement Craft Spells et un post-post-post-punk dans un monde post-post-post-capitaliste. Le refrain, qui n’a rien à envier aux tubes chillwave qui nous intéressaient en 2010, procure le plaisir d’un saut dans le temps. Le jeune millennial y répète « I don’t want to be afraid » comme pour nous prévenir de sa fébrilité qui l’oblige à se barricader dans cette bulle d’authentoc et de dérives régressives. Sa génération n’en a pas fini avec la musique doudou et calcifiée.
Le disque s’écoule dans cette même veine et s’interrompt à quelques occasions pour des références qui dialoguent toujours avec des années 1980 fantasmées : sur l’ample et douteuse conclusion (Flood), Peter Michel se permet l’introduction sans préavis d’une plage de synthé en direct référence à du John Carpenter metastasé qui s’échangeait sur YouTube sous la bannière de synthwave avec son imagerie Miami Vice.
Plus sérieusement, la seconde partie du disque porte ses plus beaux accomplissements. Pure qui se conclut dans un empilement gazeux de niveaux mélodiques ne garde qu’une ligne de clavier audible afin de prouver le sérieux qu’exige la réalisation de ce disque insolent de régression et Silver transforme l’essai via une manipulation tout aussi rigoureuse des éléments qui apparaissent et disparaissent dans sa structure. Aucune gimmick bedroom pop n’est par ailleurs épargnée à l’auditeur qui peut légitimement s’en vexer : évidemment le disque a une intro comprenant des extraits de vidéos familiales, évidemment Peter Michel parle du passage à l’âge adulte et évidemment, la plupart de ses chansons vont mourir dans des échos de chambre à coucher. Évidemment, tout cela n’est pas très important.
Il y a pourtant trop d’envie, de désirs et d’application pour que le disque passe pour une blague. Il ne ressemble pas même à un hommage ou à un revival. Non, Halve est un disque qui s’offre trop tard dans un monde trop vieux (d’une poignée d’années, l’ironie) pour être important et cool. Le gamin de Seattle vivant sur Internet n’a pas encore lâché la déprime de l’après-tout, et, définitivement, n’a pas vu que Stranger Things avait foutu le feu (capitaliste) à notre penchant pour les années 1980 réduites à l’ersatz. Il s’invite dans un moment où nous en avons fini d’être (exo)nostalgique de ces années que nous n’avions pas vécues.
À cause de son décalage, Halve est une drôle de chose qui pose de vraies questions sur la régression et son authenticité dans la pop post-moderne, autant qu’il en pose sur la vie et mort d’objets fétichisant des imaginaires qui irrémédiablement vont mourir dans les vagues des réseaux. Même dans le post-moderne, la nostalgie de la nostalgie est une équation à durée de vie éphémère. Halve, ludique et anecdotique, vient mettre un point final à un certain tourisme dans l’espace temps. La chillwave n’est déjà qu’un lointain souvenir (d’un souvenir).