Je me revois suivre ses petites ballerines bleu marine entrain de glisser littéralement sur le pavé blond d’Aix-en-Provence. Elle était le portrait identique et troublant de Dominique Sanda. J’avais un rituel précis avant de la retrouver : j’écoutais, fenêtre ouverte sur la place des Cardeurs, le Misty Roses de Colin Blunstone. La voix mélancolique de Blunstone et cette cavalcade de cordes, fiévreuses et anxieuses, marquaient parfaitement mon impatience et ma soif de la retrouver. En bas de chez moi, les murmures des restaurants se mêlaient à la musique. Sous des parasols oranges et décolorés, les cuisiniers indiens grillaient leur clope, en observant impassiblement les pigeons picorer les petits morceaux de pain, laisser là, entre quelques feuilles de platanes. Parfois, elle ne venait pas ou elle était en retard. Il y avait toujours un peu de tensions les premières minutes mais après quelques vannes assassines où elle m’indiquait que je devais lire Physiologie du mariage de Balzac pour enfin former l’amoureux que je devais être, on se mettait à la recherche de pépites musicales dans le disquaire du coin. Elle m’a tant fait découvrir. Les premiers Black Heart Procession, disques qu’elle conservait encore sous leur emballage et qu’elle disposait sur ses jambes nues et dorées par le bleu de Provence. Je regardais le noir des pochettes et soulignait le rouge parfait de son vernis. On passait des heures à parler de cinéma et de littérature. On se disait que la Californie, malgré sa carte postale ensoleillée, produisait la plus belle des mélancolies. Swell et les Red House Painters venaient confirmer cet argument. On fumait à son balcon en regardant les places aixoises balayées par le vent. Un jour, elle est venue avec un disque dont la pochette ressemblait à la Charge de la cavalerie rouge de Malevitch. C’était le premier album de Duster. Je venais de découvrir Codeine, je rêvais de ces saturations ombragées, ces voix blanches où, paradoxalement, un foisonnement d’émotions jaillissait. Avec elle, je pouvais parler des heures de Slowcore – elle raillait toutes mes étiquettes musicales que je lui jetais frénétiquement à la figure comme un jeu de cartes de parfait perdant – et moi, je gardais précieusement en aparté, à l’ombre de ses rires, son parfum de bergamote qui irradiait de son cou. Puis, je ne la vis plus. Elle se trouva un amoureux. Ces deux derniers présents étaient l’album de Duster et Hedda Gabler d’Ibsen. Je n’ai jamais écouté le disque ni lu la pièce. C’est en entendant, il y a peu, le retour discographique de Duster, retour vénéneux et splendide sorti chez Muddguts Records, que je me suis penché sur le cas de Jason Albertini. Musicien chez Duster et Built to Spill, le garçon a tissé sobrement une toile discographique magnifique. Son tissage le plus accompli se trouve dans Helvetia. Ce projet musical regroupe un nombre de disques conséquents, satellites sublimes et irrespectueux qu’il faut admirer comme une constellation insaisissable. Il nous sera recommandé de commencer par une compilation de raretés, Gladness, fruit gorgé de pépites et de secrets. L’électricité se fait douce, nostalgique et les touches d’orgue s’incrustent magnifiquement dans cette mosaïque de tristesse. Comme chez The New Year des frères Kadane, il est impossible d’ajuster une joie ni une détresse à cette musique. Le vrai se situe entre les deux. J’ai donc réécouté Stratosphere de Duster et lu Hedda Gabler. Les deux sont splendides. Je la revois me donner le disque et le livre puis me serrer dans ses bras longuement. Longtemps pour me venger et l’oublier, je lui envoyais par sms, les mots vachards de Mark Kozelek : I need someone much more mysterious. Elle me répondait par des citations de Shakespeare que je peinais à traduire et que je ne comprenais pas. Aujourd’hui, seulement, je prends la mesure de ces trésors donnés. Je la revois parfaire ses ongles d’un éclat rubis et promener la blondeur de sa peau sous les rayons du soleil, tout en me parlant de ces obscures groupes indés. Et moi, comme un gosse capricieux, je refusais d’ouvrir ces boîtes de Pandore.
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Très beau texte.
Merci pour la réf à Malevitch, je n’avais jamais percuté. Je vais désormais écouter mon Stratosphere moins bête.
Et effectivement le nouveau Duster est une miraculeuse résurrection.