Sans doute faut-il commencer par faire taire toutes les tentations d’évaluation comparative. Ne pas chercher à savoir si Blu Wav est le meilleur album de Grandaddy depuis le meilleur album de Grandaddy, depuis etc… Le passé est loin, The Sophtware Slump (2000) aussi. Peu importe après tout et Jason Lytle va manifestement assez mal pour ne pas le condamner dès la première écoute à trimballer son œuvre comme un boulet supplémentaire. En 2017, au moment de la sortie de Last Place, il avait semblé encore vaguement décidé à jouer le jeu. Non sans réticences, mais quand même un peu. Le jeu du collectif, du grand retour, des entretiens promotionnels où il nous racontait que ses seuls contacts avec l’humanité se limitaient désormais à ses balades dominicales dans la cafétéria IKEA la plus proche de son domicile californien.
Sept ans plus tard, les derniers résidus des rêves de rédemption se sont dissipés, et Grandaddy n’est désormais plus un groupe mais une simple étiquette. Kevin Garcia est décédé alors que la tournée de 2017 commençait à peine et les autres compagnons de route n’apparaissent plus ici que dans la dernière rubrique de la pochette : celle des remerciements, pas des crédits. Lytle est plus seul que jamais et, quand il n’est pas occupé à prendre soin de sa mère grabataire – une de ses sœurs est morte et les autres enfants ont coupé tous les ponts avec le reste de la fratrie depuis plusieurs décennies – il continue à composer ces chansons très belles et très tristes. Peut-être les plus tristes qu’il nous ait été donné d’entendre depuis la publication de Bird Machine (2023), l’album posthume de Mark Linkous. Sauf que Lytle est vivant et que ce seul fait demeure un motif de réjouissance, ne serait-ce que pour savourer la chance de ne pas être à sa place.
Formellement, les ingrédients musicaux constitutifs de ce son si particulier demeurent présents : la voix semblable à la plainte, les synthétiseurs qui flageolent, les mélodies mélancoliques. Sauf que tout ici semble en voie d’implosion alors que Cabin In My Mind donne d’emblée le ton. Ici, le seul voyage envisagé ne mène que vers un refuge intérieur, loin du monde. Logiquement, l’écriture se recentre sur une forme simplifiée d’épure, plus directe, toujours aussi honnête, et qui renoue avec l’humilité de la Country. La pedal steel redouble souvent les motifs des claviers et les rythmes ternaires abondent, comme pour esquisser les pas d’une valse avec les fantômes et les débris. Au point qu’on a parfois l’impression d’entendre des Burrito Brothers résignés, parvenus en bout de piste sans la moindre perspective crédible d’envol. Trois accords et la vérité, pas davantage. La formule consacrée de Harlan Howard dépeint fort bien la plupart de ces morceaux au fil desquels Lytle s’attache à exprimer au plus juste des états d’âme, désormais exempts de toute fioriture. « I’m so lonesome I could cry » étant déjà pris, il a opté pour les déclinaisons les plus proches. « You’re going to be fine and I’m going to hell. » ou « I’m all alone now and, no, I don’t like it. » En matière de dépression, on peut difficilement envisager plus explicite ou plus littéral. Les objets et les lieux qui servent de support ou de toile de fond à ces méditations affligées s’inspirent également des archétypes consacrés par un quasi-siècle de tradition musicale nord-américaine : les lignes de bus qui ne mènent nulle-part, la bière qui se mélange aux larmes, la prison réelle ou métaphorique, le bar et son juke-box où passe en boucle la même chanson. On se prend alors à souhaiter, une fois de plus, que ces chansons puissent avoir pour leur auteur un peu de la puissance consolatrice qu’elle transmette à ceux qui les écoutent. Mais ce n’est pas sûr, loin s’en faut. A l’instar du cowboy au bord du gouffre cosmique qui orne la pochette de Blu Wav, Lytle semble vaciller, dépassé par l’immensité effrayante d’un monde dont il consent, heureusement, à faire partie pour quelques temps encore. Tant mieux.
Album lumineux. En revanche JL devrait s’abstenir de dessiner les pochettes de ces albums.