Graham Gouldman : « Il n’y a que deux sortes de chansons : les bonnes et les mauvaises »

Graham Gouldman / Photo : DR
Graham Gouldman / Photo : DR

Dans son autobiographie, Wild Tales (2013), Graham Nash raconte, avec un ton d’incrédulité, que les décennies ne sont pas parvenu à atténuer cette rencontre, en 1965. A la demande insistante de leur ex-manager Michael Cohen, lui-même tanné de près par une de ses voisines dont le fils, prétend-elle, se pique d’écrire des chansons, les Hollies au complet acceptent, non sans réticence, de rendre visite à ce gosse juif de dix-neuf ans dans les beaux quartiers de Manchester, bien décidés balayer ses prétentions d’un revers dédaigneux. Sans se démonter, le gamin en question leur joue coup sur coup trois de ses créations des dernières semaines : Bus Stop d’abord, Look Through Any Window ensuite. Les Hollies s’empressent d’acheter, bouche-bée. Et enfin No Milk Today, qu’il a déjà promis à un autre groupe du coin, pour faire bonne mesure. Figure aussi discrète que majeure de la pop de l’ère classique, Graham Gouldman a poursuivi sa longue route ensuite, enchaînant les succès pour les autres – Hollies, Yardbirds, Ohio Express : la liste est aussi interminable qu’impressionnante – et pour lui, au sein de 10CC puis de Wax. Depuis un peu plus d’une décennie, il a également enrichi ce patrimoine personnel pléthorique de quelques albums solo – I Have Notes, le troisième en douze ans est sorti sans bruit cet été – qui prouvent qu’il n’a rien perdu de son enthousiasme ni de son savoir-faire.

A quel âge as-tu commencé à écrire des chansons ?

J’ai grandi dans un environnement familial où la musique était très présente. Même s’il n’a jamais eu l’opportunité d’en vivre, mon père jouait de la musique et il avait des amis proches qui composaient. Pour lui, c’était un hobby. Mes parents m’ont toujours soutenu : ils m’ont offert ma première guitare très tôt, quand j’avais huit ou neuf ans. Et, dès qu’ils ont constaté que j’avais un don, ils m’ont encouragé à le développer. Mon père m’a beaucoup aidé à améliorer mes premières compositions. C’est lui qui a quasiment rédigé les premiers vers de Bus Stop et qui m’a donné l’idée des paroles pour le reste de la chanson. J’ai donc commencé à me passionner très tôt pour la musique mais c’est avec l’arrivée des Beatles que les deux aspects se sont imposés comme des évidences : jouer dans des groupes ET écrire des chansons. Il y avait aussi une forme de nécessité au départ. J’étais dans un groupe avec Kevin Godley qui s’appelait The Mockingbirds et, régulièrement, nous essayions de prendre contact avec des éditeurs à Londres pour qu’il nous confie des titres originaux. Mais personne ne voulait nous donner de chansons. C’est à ce moment-là que je me suis lancé.

Pendant toute la première partie de ta carrière – les années 1960 pour faire vite – tu as surtout été reconnu comme songwriter et donc pour les versions de tes chansons que d’autres enregistraient. Est-ce que c’était parfois difficile ou frustrant de te séparer de tes chansons ou de les confier à d’autres ?

Jamais. Pas un instant. D’abord parce que, j’étais un immense fan de ces groupes. En tous cas pour The Hollies et The Yardbirds. J’étais tellement fier qu’ils choisissent d’enregistrer mes chansons ! Et même si le destin m’avait uniquement cantonné, pour tout le reste de ma vie, dans ce rôle d’auteur, j’aurais été totalement heureux. J’ai toujours continué à jouer dans des groupes, même à cette époque, et ça suffisait à me combler pour ce qui est du contact direct avec le public. Même si nous ne jouions que dans des pubs ou des toute petites salles. Et puis 10CC m’a permis assez rapidement d’infléchir cette trajectoire.

Est-ce que tu te souviens d’avoir été surpris – en bien – par ce que l’un de ces groupes ou de ces interprètes avait fait de tes chansons ?

La partie de clavecin sur For Your Love, c’est certain. C’est Brian Auger qui l’a rajoutée, au moment de l’enregistrement et je la trouve magnifique. Quand les Hollies ont enregistré Bus Stop, ils ont légèrement modifié un des accords originaux. J’ai tendance à être un peu pointilleux sur les accords que j’ai composés. Je préfère qu’on s’en tienne à ce que j’ai choisi parce qu’il y a toujours une bonne raison, en tous cas à mes yeux. Et puis, quand le single a commencé à grimper de plus en plus haut dans les charts, j’ai commencé à me faire une raison et même apprécier de plus en plus ce petit changement. Après tout, qui sait ce qui fait le succès d’un disque ! (Rire.) Blague à part, quand j’ai écouté attentivement leurs harmonies, j’ai fini par comprendre que leurs voix se seraient sans doute moins bien accordées s’ils avaient scrupuleusement respecté la version d’origine. Heart Full Of Soul m’a beaucoup surpris aussi parce que la version des Yardbirds est vraiment très différente de la démo que j’avais enregistrée : il y a des arrangements de cordes auxquels je n’aurais même pas songé à l’époque.

Est-ce que, avec le temps, tu as pris conscience de ce qui faisait l’originalité de ton style ?

Un petit peu, oui. Je suis vraiment très sensible aux mélodies. J’aime qu’une mélodie puisse tenir la route dans sa version la plus dépouillée, la plus pure, sans rien autour : ni paroles, ni arrangements. J’ai aussi une tendance à privilégier les accords mineurs. Je ne sais pas très bien pourquoi. J’allais souvent à la synagogue avec mon père quand j’étais enfant et la plupart des chants liturgiques que j’y entendais contenaient ce type d’accords.

Quand as-tu commencé à travailler sur ce nouvel album, I Have Notes (2024) ?

Peu de temps après avoir publié Floating In Heaven en 2022, qui m’avait été inspirée par les premières images envoyées par le télescope James Webb et que j’ai co-écrite avec Brian May de Queen. Je me suis rendu compte à ce moment-là que j’éprouvais encore du plaisir en composant des chansons, autant que par le passé. Une fois que j’étais lancé, les compositions sont apparues les unes après les autres, très spontanément. A partir du moment où ces chansons existaient, ça n’avait pas de sens de les conserver pour mon plaisir exclusif : j’avais envie de les partager et de permettre à d’autres de me dire à quel point ils les trouvaient merveilleuses ! (Rire.) C’était une phase assez créative : j’ai tout enregistré en un peu plus d’un an et demi. La plupart des chansons ont été réalisées chez moi, dans mon propre studio. Je sais que je ne suis pas un grand technicien mais je ne suis pas non plus en quête de perfection absolue : si ça sonne suffisamment bien pour que ce soit publiable, ça me convient.

Tu as beaucoup tourné pendant ces dernières années. Quel a été la place de l’écriture dans ce contexte ?

Quand je suis à la maison, il m’arrive souvent de m’isoler dans mon studio, de ramasser la première guitare qui traine et de gratouiller pendant quelques heures. De temps en temps, il finit par se passer quelque chose d’intéressant : je tombe sur une suite d’accords qui me plait et qui m’évoque une atmosphère ou un fragment de texte. Parfois, je trouve une idée de titre qui me sert de point de départ. Quand il s’agit d’une collaboration, je préfère que les personnes concernées et avec lesquelles je décide de travailler soient présentes dès le départ : je leur soumets rarement des brouillons très avancés. Il y a une exception à cette règle sur l’album : Couldn’t Love You More, que j’ai cosignée avec Phil Thornalley et pour laquelle j’avais déjà écrit le premier couplet en entier avant d’entamer le travail en commun. C’est un morceau plein de références éhontément empruntées aux Beatles – beaucoup de guitares à la George Harrison – et c’est pour cette raison que j’ai proposé à Ringo de jouer de la batterie, ce qu’il a eu la gentillesse d’accepter.

Sur la pochette, l’inspiration tombe littéralement du ciel, guidée par une main divine. Est-ce comme cela qu’elle se présente à tes yeux ?

J’avais songé à une autre illustration que j’ai finalement écartée parce qu’elle conférait au titre un côté trop pontifiant. I Have Notes peut signifier plusieurs choses. Au départ, je songeais que c’était une manière pour Dieu d’exprimer ses remontrances à l’humanité : « j’ai quelques critiques à formuler et j’en ai pris notes. » Et puis, j’ai songé plutôt à une interprétation qui renvoie au processus créatif et à la façon dont l’inspiration apparaît parfois, comme par magie. Est-ce qu’elle vient de l’intérieur ou par transcendance ? Qui sait…

Une bonne chanson surgit toujours rapidement, sans effort ?

Toujours, en tous cas pour ce qui me concerne. Il peut m’arriver de consacrer davantage d’efforts, ensuite, aux paroles mais les mélodies, c’est très rapide. Un peu comme si je parvenais à les saisir, en un instant, alors qu’elles flottent dans les airs déjà formées.

Tu as souvent évoqué l’influence cruciale des pionniers rock’n’roll au moment de ton adolescence, dans les années 1950. On trouve pourtant, sur nouvel album comme sur d’autres, plus anciens, des références musicales plus anciennes, notamment au jazz. Je pense à des titres comme A Christmas Affair ou Play Me. Est-ce que ce sont des genres auxquels tu as été exposé pendant ton enfance ?

Oui, j’ai grandi dans un environnement où ces musiques étaient déjà présentes. Il n’y a que deux genres de musique : la bonne ou la mauvaise. Tout le reste n’a aucune importance. Qu’il s’agisse de jazz, de rock, de punk ou de heavy-metal, tout ce qui compte c’est la qualité de la chanson. Est-ce qu’elle parvient à t’émouvoir ou pas ? Est-ce que tu as l’impression de ne plus pouvoir t’en passer ou non ? J’ai commencé à introduire quelques petites touches de jazz il y a déjà quelques temps, sur Modesty Forbids (2020), notamment dans une chanson qui s’appelle That’s Love Right There. Et je m’étais beaucoup amusé à le faire : c’était la première fois que je travaillais sur un vrai rythme de swing, avec une section rythmique constituée de vrais musiciens de jazz. Quand j’ai terminé d’écrire, A Christmas Affair, je me suis dit qu’elle suggérait le même genre d’atmosphère et qu’elle appelait donc le même style d’arrangement. Nous sommes retournés dans le même studio avec les mêmes musiciens et nous avons tout enregistré dans les conditions d’un live. Compte-tenu du côté un peu grivois des paroles, j’avais envie que ce soit ma femme qui l’interprète avec moi. Mais, en dépit de toutes ses immenses qualités, ce n’est pas une chanteuse professionnelle. C’est pourquoi j’ai demandé à Beth Nielsen Chapman de m’accompagner, avec l’autorisation de mon épouse.

Tu viens d’évoquer la présence de Ringo Starr sur ce nouvel album. Tu as consacré une chanson à ta rencontre assez récente avec lui – Standing Next To me (2020) – au moment où tu as été recruté pour jouer dans le Ringo All Starr Band, dans les années 2010. Tu y évoques ton appréhension : est-ce que tu étais intimidé à ce point ?

C’était pire, en réalité. J’en discutais hier soir avec Hamish Stuart du Average White Band qui m’a remplacé, à partir de 2018, quand j’ai arrêté les tournées avec Ringo. Aussi curieux que cela puisse paraître, je ne l’avais jamais croisé avant de commencer les répétitions et il y a peu de personnes au monde qui ont autant compté dans la naissance de ma vocation. J’étais vraiment un fan devant son idole. C’était difficile de faire abstraction de cette admiration quand j’étais sur scène avec lui. C’était impossible, en fait.

Il y a un titre instrumental sur l’album, Celestial Light.

Oui, il y en avait aussi un sur Modesty Forbids. J’aime bien laisser un morceau sans paroles : cela me donne l’occasion de me concentrer plus librement sur la musique et de l’explorer sans avoir à me préoccuper du chant. Parfois, je sens qu’une mélodie n’a pas besoin de la présence des mots, qu’elle se suffit à elle-même. Je me suis mis à écouter pas mal de musique classique ces dernières années, et notamment du Vaughan Williams. Je ne me compare pas à lui, vraiment pas. Mais il y avait quelque chose dans cette suite d’accords qui me rappelait un peu certaines de ses compositions.

Tu as commencé à écrire des chansons à une époque où elles étaient essentiellement destinées à exprimer des sentiments très adolescents : le premier amour, l’intensité naïve du manque…

Oui, c’est quelque chose qui ne serait plus possible aujourd’hui. Je peux continuer à évoquer l’amour mais il faut bien que ce soit sous un aspect différent. Sinon ce serait complètement ridicule. Ma femme, Ariella, est une source d’inspiration permanente – et pas seulement sur la chanson qui porte son nom et que je lui ai dédiée en 2012. Mais il y a certaines situations et certains sentiments que je ne peux plus introduire dans des paroles. J’ai déjà entendu des artistes de mon âge qui continuent à chanter ce genre de choses : « je la regarde, elle me regarde… » J’avoue que ça me met très mal à l’aise. A soixante-dix-huit ans, je ne peux pas raconter que je suis sorti en boîte, que je suis tombé sur une fille magnifique et que je lui ai proposé de danser avec moi… Ce ne serait ni crédible, ni approprié. Et ce n’est pas non plus ce dont j’ai envie de parler. Il a donc fallu inventer d’autres thèmes, d’autres histoires. Comme pour It’s Time For Me To Go qui évoque à la fois mon attachement à la musique et aux tournées mais aussi les sentiments ambivalents que j’éprouve quand je pars de chez moi, pour plusieurs mois parfois, et que ma femme va me manquer.

Je sais bien que tu ne les as pas écrites en ce sens mais Floating In Heaven et It’s Time For Me To Go m’ont d’autant plus touché qu’on peut aussi y entendre une certaine prise de conscience de la mort.

C’est évidemment une idée qui est de plus en plus présente même si elle n’était pas consciemment présente. Il me reste peut-être quelques décennies à vivre, mais peut-être pas.


I Have Notes par Graham Gouldman est sorti sur le label Lojinx.

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