Alors que la clôture imminente de la décennie appelle au regard appuyé dans le rétroviseur pour essayer de dresser une sorte de palmarès de ce qui est sans doute la plus large unité de mesure temporelle que nous pouvons réellement appréhender de notre vivant (enfin, RDV en 2025 pour un top du quart de siècle si vous voulez, hein), mon cœur me ramène inlassablement vers GFOTY quand il s’agit d’évoquer ce qui fût, à mes yeux, l’essence de ces années 10. Sa plus jubilatoire incarnation en tout cas, celle qui, de toutes les chimères qui ont pu éclairer ces années passées, a su le mieux offrir du neuf et de l’inouï. Derrière elle, il y a évidemment toute la clique gravitant autour de PC Music, dont la démocratisation progressive (A.G. Cook chez Charli XCX, Danny L Harle chez Caroline Polachek, SOPHIE un peu partout) ne saurait faire oublier l’absolu ahurissement que fût son apparition sur le devant de la scène fin 2013 / début 2014, quand elle n’était qu’une nébuleuse impénétrable, faisant frémir les plus absurdes rumeurs quant à son opaque organisation. Au milieu de ce marasme, GFOTY semblait être la plus incontrôlable inconnue de l’équation. Révélée d’abord par le single Bobby (2013) – le premier du label – et son spoken word laconique en direction d’un ex (avec pour refrain l’iconique « I guess it doesn’t really matter/Basically I’m over it »), elle avait ensuite décoché coup sur coup deux mixtapes — Secret Mix (2014) et Cake Mix (2015)— qui figurent parmi les plus belles audaces soniques de la décennie. Deux collections éparpillées d’hyperpop glitchée, aux beats cogneurs et mélodies braillardes, entrecoupées de reprises dressant une incompréhensible cartographie, allant de Céline Dion à Blink 182. Ces tubes en petites gélules colorées venaient percer le cerveau et s’y nicher jusqu’à la folie, avec au milieu cette illisible Girlfriend Of The Year, dont la personnalité borderline et semi-parodique de peste gueularde débordait sur chaque titre. Du collectif, elle était sans doute la plus audacieuse, affichant une attitude auto-destructrice constante, plus intéressée par le frisson du contre-pied que par toute velléité d’atteindre le mainstream. Toutes les plus belles pages de cette période sont aujourd’hui réunies dans la compilation monolithique GFOTYBUCKS, qu’on pourrait sereinement conseiller à quelqu’un qui voudrait savoir ce qu’il a raté des années 2010 en sortant d’un coma.
Cinq ans plus tard, la magie s’est dissipée bien sûr. PC Music a réussi à venir empoisonner certaines mannes pop, laissant dans son sillage de nouveaux venus ayant repris le flambeau de sa pop maximaliste et hyperactive (voir en cela le premier album des brillants 100 Gecs). Mais le noyau s’est fissuré. Le collectif originel est aujourd’hui dispersé en vrac dans des projets divers (malgré le beau retour en grâce d’Hannah Diamond cet automne) et l’âge d’or 2013-2015 semble bien loin. Et c’est sans surprise, quoique avec un pincement au cœur, que l’on avait appris le départ de GFOTY de PC Music, l’an passé, pour une carrière résolument indépendante. Au printemps, elle avait marqué un premier retour aux affaires avec l’EP If you think I’m a bitch, you should meet GFOTY, poursuivant les obsessions de ses précédents essais avec des partouzes europop pan-dans-la-gueule qui pompent Justin Beiber (Superglue) et de la pure trance à s’en décoller le tympan sur le final Sea At Night. L’excitation était grand donc à l’annonce d’un « nouvel album de onze morceaux inédits » en septembre dernier, qui semblait être l’étape logique d’une carrière en vrac mais toujours passionnante. Cet album, c’est GFOTV. Et, une fois de plus, c’est le plus beau sabotage qu’on puisse imaginer. La quasi-totalité des morceaux ne dépassent pas les 45 secondes. Il est rempli de claviers MIDI sur lesquels GFOTY récite, la voix noyée dans l’autotune, des résumés de vieilles séries télévisées des années 90 et 2000 : Bob L’Éponge, Arthur, Sabrina l’apprentie sorcière… Souvent, ce n’est même pas l’histoire, juste le nom des personnages. Pour parler des Simpson, les paroles sont les suivantes : « Homer et Marge, ils sont mari et femme. Ils sont des enfants, qui s’appellent Lisa et Bart. Et n’oublions pas Maggie, le petit avorton« . La pochette, inspirée d’un carton de la BBC, file des cauchemars. C’est un album qui dure 11 minutes et qui rendrait les Residents fiers. GFOTY nous a encore bien eu.
Non, ne partez pas tout de suite. Derrière la crudité de cette description, plus voulue comme un avertissement ou un appel à la sidération que comme une véritable dissuasion, réside quelque chose d’autre, de plus profond et d’infiniment fascinant. Car malgré ses allures de plaisanterie qui aurait dérapé (et que beaucoup prendront prestement pour une simple arnaque), GFOTV est un album qui saisit avec une désinvolture toute réfléchie quelque chose de notre rapport à la culture pop et la façon dont elle alimente notre âme et notre créativité. La beauté de son artificialité, la nostalgie réconfortante qui émane parfois des plus ridicules de ses vestiges, la joie profonde qui peut nous habiter rien qu’en évoquant un nom, une histoire, une mélodie pourtant façonnée pour du simple divertissement. Qu’on ne vienne pas accuser GFOTY d’ironie ici – le concept n’a jamais fait partie de son vocabulaire. De la satire ? Parfois. Une appétence pour un certain mauvais goût ? Évidemment, mais jamais par calcul, par mépris, toujours avec amour. Et ici, avec GFOTV, il ne s’agit pas de se foutre de votre gueule mais de s’amuser et de célébrer de manière quasi-enfantine quelques unes des références communes d’une génération (celle qui a grandi dans les années 90, qui a eu ses premières chaines dédiées sur le câble, qui a bouffé du sitcom et du dessin animé, qui a constaté tranquillement qu’elle devrait payer à un moment les pots cassés des précédentes et a préféré parfois la fuite dans la fiction – la génération de GFOTY, et la mienne également), sans tomber non plus dans le pastiche. Pas besoin de revivre notre passé : il faut s’en emparer, le digérer, l’embrasser pour en faire autre chose qui n’appartient qu’à nous. Notre propre mythologie personnelle, faite de plastique jauni et de VHS usées, accrochée dans un Louvre de détritus. À l’heure de l’hyperconnectivité, l’hier n’est plus un nuage flou : c’est une décharge publique omniprésente que l’on n’en finit plus de piller, de décontextualiser, de déverser dans notre présent. Il y a quelque chose de régressif dans ce glanage bien sûr – quelque chose qu’il s’agira un jour de combattre. Mais il y a aussi un réconfort. Comme si nous en avions gardé quelque chose, de tous ces « produits » consommées. Une part de nous.
La beauté de GFOTV, c’est cette sincérité-là. C’est un album qui n’en a rien à foutre mais dont on sent pourtant qu’il tient à cœur à son autrice. C’est faire n’importe quoi mais sans un seul rictus aux lèvres. Et il suffit d’écouter rien qu’un instant la musique derrière les élucubrations vocales pour s’en rendre compte : une sorte de post-minimalisme très mélodique, bourré d’arpèges et d’harmonies lumineuses, joué avec des instruments MIDI, clones d’objets acoustiques auxquels ils ne ressemblent jamais vraiment, échoués au fond d’une uncanny valley auditive. Les pianos figés à la vélocité imperturbable. Les chœurs synthétiques aux voix irréelles. On pense parfois au travail de James Ferraro sur des disques tels que Far Side Virtual ou Human Story 3, mais avec sans doute une vision plus romantique, plus émotive face à ces sons aliens – utilisés ici pour ces génériques imaginaires et détraqués de séries, jingles artificiels qui distordent le réel. Sur les quatre premiers titres, qui forment une suite unique, c’est Steve Reich qui semble être de la partie, dans une sorte de version de Music for 18 Musicians qu’on aurait réadaptée pour de l’attente téléphonique. On rigole bien sûr. Comment ne pas avoir un sourire devant Under The Sea, où GFOTY lâche, en speakerine disjonctée, « He’s made of sponge… and he’s got loads of holes » pour évoquer Bob L’Éponge. Mais derrière elle, la douceur toute en retenue de quelques accords suspendus appuyés par des marimbas et glockenspiel low cost fait passer la blague potache dans une autre dimension. On fait peu à peu son nid au milieu de ces micro-morceaux qui se succèdent avec une joviale imprévisibilité. L’hilarité se mue en une sorte de plénitude enveloppante. J’ai écouté plus de 40 fois GFOTV depuis sa sortie. Ce n’est plus une farce maintenant ; c’est un refuge. Un objet sonique chaleureux dont je ne peux qu’admirer l’absence de scrupules ou de calculs. Une virée dans notre pays natal : celui des images vives et des sons criards.
Et si certains en doutent encore, qu’ils écoutent alors l’ultime morceau, un titre instrumental de 4 minutes intitulé Goodnite. Pas de paroles ici. Pas de canular. Juste un piano artificiel et entêtant à la Philip Glass qui appuie sans fin des mélodies émouvantes au milieu du souffle mécanique de chorales digitales. Un maelström d’instruments factices pour une mélancolie authentique et pure. Une belle façon de voir partir cette décennie dont les plus belles pages auront été celles écrites avec le cœur sur la main.