Gare au Gorillaz

Gorillaz / Illustration : Jamie Hewlett
Gorillaz / Illustration : Jamie Hewlett



Alors que sort ces jours-ci Cracker Island, le huitième album (conseil au passage : écouter en boucle Silent Running et recommencez) d’un vrai faux groupe (ou d’un faux vrai groupe) dont on pouvait légitimement penser il y a deux décennies qu’il ne serait qu’une parenthèse récréative dans le parcours d’un gars ressemblant de plus en plus alors au Dutronc des sixties mais qui n’avait pas encore multiplié les identités et les projets – pour s’y retrouver, se plonger dans l’excellent ouvrage de Nicolas Sauvage, Damon Albarn, L’Échappée Belle , voilà qu’on se rappelle que l’on a fait partie de ces quelques privilégiés qui au début du printemps 2001 filaient à Londres via l’Eurostar pour assister au tout premier concert de Gorillaz. Déjà familier des rencontres avec Damon Albarn, interviewé plusieurs fois pour Rock & Folk  ou la RPM canal historique (je crois que je peux fêter cette année les 30 ans de ma première rencontre, ou pas loin, mais mention très spéciale pour celle homérique réalisée dans les loges du Fort des Saint Pères, le temps d’une Route du Rock dont ni lui ni moi ne devons avoir de véritables souvenirs) et persuadé de son talent – l’homme avait déjà, épaulé par Graham Coxon, réinventé plusieurs fois Blur –, on devinait que Gorillaz n’allait pas laisser insensible la planète pop… Et toujours un peu snob, on était aussi enthousiasmé par l’idée que ce premier disque donnait une idée assez précise de ce qu’auraient pu imaginer les Specials – groupe dont presque tout le monde se contrefichait alors –, s’ils étaient nés en ce début de XXIe siècle. Vingt-deux ans plus tard, retour sur une rencontre en trois parties, toutes guidées par une petite dose d’absurdité, d’humour et de vérités toujours bonnes à dire…


D’un côté, ils sont quatre. Quatre personnalités – 2D, Murdoc, Noodle et Russel –, regroupées sous le nom de Gorillaz, personnalités encore complètement inconnues du grand public il y a quelque temps et qui se refusent à dévoiler leurs visages, de peur qu’une trop grande notoriété ne vienne troubler leur vie privée en cas de carto(o)n annoncé d’un premier album mariant dub, hip-hop et pop. De l’autre, ils sont trois. Trois mentors qui ont planché jour et nuit pour donner un coup de main à ses débutants extravagants : le toujours f(l)ou Damon Albarn, le (c)rayonnant Jamie Hewlett – le dessinateur créateur de Tank Girl – et l'(hi)producteur Dan The Automator, porte-parole de ce projet farfelu… Les adultes, dit-on parfois, sont de grands enfants. Vérification en deux étapes. 

Londres, le 23 mars 2001. Dans le hall principal de la Scala, une salle de concerts située dans le nord de Londres, l’agitation bat son plein. Une armée d’hommes et de femmes déambulent, des posters gigantesques dans les bras, et s’affairent à décorer les murs du bâtiment. De temps à autre, des bruits inquiétants laissent suggérer que des ingénieurs du son ont commencé leurs réglages. Dans un bar situé tout en haut d’un escalier interminable, un homme attend tranquillement, seul à une table, en train de siroter un jus d’orange. Dan The Automator a beau être arrivé hier de San Francisco, il semble en pleine forme. Ce qui n’est pas plus mal d’ailleurs car ce soir le tout-Londres-qui-est-plus-cool-que-cool s’est donné rendez vous au tout premier concert de l’une de ses dernières productions – lui qui œuvre déjà derrière Handsome Boy Modelling School, Deltron 3030 ou Dr Octagon –, Gorillaz. C’est LA sensation musicale de ce début d’année avec un premier album malin et truculent, petit cocktail bien frappé de pop, dub, reggae et hip hop, préparé à merveille par une pléthore de collaborateurs aux origines variées – le rappeur Del Tha Funky Homosapien, le vétéran cubain Ibrahim Ferrer, la Tom Tom Club Tina Weymouth, la Cibo Matto Miho Hatori – et servi bien frappé par Damon Albarn et son copain dessinateur Jamie Hewlett. Jusqu’à présent, ceux qui y ont goûté sont tous devenus accros.

Automator : La genèse du projet remonte à deux ans. Les Gorillaz se sont pointés à une fête qu’organisaient Damon et Jamie, à l’époque où ils étaient co-locataires. En fait, je crois qu’il n’y avait que Murdoch et 2D… Ils sont allés voir Damon en lui expliquant qu’ils avaient un groupe et que ce serait sympa de sa part de leur donner un coup de main vu qu’il était dans le “music business”… Quelque temps après, Damon m’a appelé pour me demander si ça pouvait m’intéresser de travailler avec eux. Comme on est tous les deux gauchers, j’ai immédiatement accepté.

Et sinon, tu crois aux extra-terrestres ?
Pardon ?

Musicalement, quelle était l’idée initiale ?
De ne s’imposer aucune restriction. Ce projet réunit avant tout des fans de musique. On a voulu piocher dans tout ce qu’on aimait, dans le rap, la soul, le rock, le punk, le reggae, le dub, puis on a essayé de mélanger le tout pour voir ce qui en ressortait…

À titre personnel, tu sembles préférer travailler en collaboration plutôt qu’en solitaire.
Comme je ne sais ni chanter, ni rapper, je ne peux faire que des albums instrumentaux…  Je bosse d’ailleurs actuellement sur un disque, Music To Make Love To Your Old Lady By. C’est un peu du Serge Gainsbourg de l’an 2010, le résultat va être plutôt “lounge”, il y aura quelques voix samplées. Mais, c’est vrai que j’adore partager des idées, être confronté à différentes mentalités. Une bonne production, selon moi, c’est lorsque des aspects musicaux, relationnels et communicationnels marchent main dans la main. J’ai certaines qualités, les gens avec lesquels je vais collaborer en ont d’autres, et l’association sera vraiment réussie si la somme de nos qualités respectives dépasse nos espérances.

Et vous avez réussi cela avec l’album de Gorillaz ?
Je pense… C’est un disque assez étonnant parce que je trouve qu’il a les qualités d’un disque pop, mais aussi les qualités de la musique expérimentale. L’invité le plus surprenant, c’est Ibrahim Ferrer… Je crois que c’est Russel des Gorillaz qui a eu l’idée initialement. Il adore tout ce qui est musique cubaine.

Le Che Guevara est-il toujours en vie ?
Pardon ?

L’ouverture d’esprit en musique, c’est une nécessité pour proposer des disques intéressants ?
Pour moi, oui. Je sais que des gens ne se concentrent que sur un style et s’y tiennent jusqu’à leur mort… Mais ça m’est impossible. Je suis autant intéressé par des gros hits pop que par des trucs un peu barrés. J’ai bien aimé le dernier single de Destiny’s Child et l’album de Sigur Ros. Quand je produis un disque, je ne m’impose aucune règle, je ne me dis pas qu’il doit sonner de telle ou telle manière. Je veux juste qu’il soit bon.

Il paraît que Damon Albarn est un fainéant…
Qui a osé te dire une telle idiotie ?

Soit ma mère, soit mon père. Ou peut-être Murdoc des Gorillas.
Damon est un type très talentueux… Nous avons plein de points communs, en fait.

Tu aimes bien Blur ?
Oui, c’est un groupe vraiment intéressant. Je suis fan de ce que j’appelle la pop anglaise depuis huit ou neuf ans surtout. Massive Attack, Portishead, Radiohead sont tous des artistes très créatifs, qui osent toujours aller plus loin que ce que feraient, par exemple, leurs confrères américains dans leurs positions, après avoir eu autant de succès. J’aime les gens qui prennent des risques…

En tant que producteur, quel est le projet dont tu es le plus fier ?
Je ne raisonne pas comme ça. Tous les projets ont été importants et marquants. Après une collaboration, je franchis toujours une nouvelle étape. Parce que ça me permet d’apprendre plein de choses. Et je suis continuellement en train d’apprendre. Il paraît que je suis plutôt doué, mais je sais qu’il me reste plein de terrains à explorer. Pour prendre une image scolaire, disons que je viens d’entrer au lycée. Alors, tu imagines bien qu’il me reste encore du temps avant d’être diplômé de l’Université…

Paris, le 28 mars 2001. Damon Albarn et Jamie Hewlett sont venus faire un petit tour dans la capitale française. Ils avaient grand besoin de se détendre. Surtout après le stress qui les avait accompagnés tout le long de la semaine précédente, avant le premier concert de leurs protégés. Un concert où le spectacle était autant sur scène que dans la salle, dans laquelle s’était improvisé un feu d’artifice de stars : Helena Christensen, The  Prodigy, Massive Attack, les ex-Specials Jerry Dammers et Terry Hall se baladaient parmi d’autres un verre à la main avant de tenter de percer le mystère Gorillaz. Le groupe, soucieux justement de le préserver, avait décidé de jouer derrière un écran géant sur lequel étaient projetés leurs répliques dessinées par Jamie Hewlett, des extraits de vidéos ou de films, et n’apparaissait qu’en ombres chinoises, de temps à autres. Ce fut, de très loin, le meilleur concert de Blur – si l’on considère que l’on peut résumer le quatuor au seul Albarn – qu’il m’ait été donné de voir à ce jour.

Jamie : Damon et moi avons partagé une maison pendant un an. Et le concept est né de cette cohabitation. On passait notre temps à organiser des fêtes, à boire et à se marrer. Lorsqu’on a écouté les démos des Gorillaz, on a tout de suite accepté de se lancer dans l’aventure… Parce que c’était une bonne excuse pour nous d’expérimenter, d’aller là où on avait envie d’aller.
Damon : Les Gorillaz n’étaient pas supposés faire une musique pop. En fait, cela prouve que, parfois, le fait d’expérimenter peut aboutir à un résultat pop. Sinon, l’une des idées originelles était de faire créer quelque chose qui ne grandisse que grâce aux interactions avec le public. Mais tu ne peux pas espérer atteindre une dimension universelle si tu n’es pas prêt à t’expliquer un tant soit peu. Je sais, c’est un compromis…
Jamie : Et comme le groupe ne peut pas se déplacer, c’est nous qui venons répondre aux journalistes…

Il paraît d’ailleurs que vos sœurs battent le beurre ?
(En chœur.) Comment le sais-tu ?!

Je ne peux pas révéler mes sources.
Jamie : Les Gorillaz, c’est un univers à part entière, ce n’est pas seulement un disque et sa musique. Les dessins, les animations, le site, l’album forment un tout…
Damon : Et nous, on essaye juste d’expliquer ce concept… Maintenant, les mômes, en Angleterre, se contrefichent de qui nous sommes et de ce que nous pouvons bien dire. Ils préfèrent aller sur le site… Et c’est exactement ce que nous voulons : que l’on nous oublie !
Jamie : “Oubliez-nous !”, voilà le vrai mot d’ordre.
Damon : Les Gorillaz ont beaucoup plus d’énergie que nous. Et ils sont bien plus jeunes aussi. En fait, seule compte l’idée en elle-même …
Jamie : Le public doit laisser aller son imagination… C’est ce qui donnera encore plus de sens au projet. On est juste des rouages du concept. Des rouages plutôt importants, certes.

Vous vous attendiez à ce que le public réagisse aussi bien ?
Jamie : Dès le départ, j’ai pensé qu’un groupe de BD, ça se devait de marcher. Car les gens ont toujours aimé les animations, ils aiment bien croire dans des personnages qui n’existent pas dans le monde réel.
Damon : Il y a déjà eu des groupes qui ont utilisé ce même genre de schéma, qui ont tout fait pour qu’on ne puisse les reconnaître. Mais jamais dès leurs débuts. Ce qui fait que l’on peut retrouver des photos d’eux à leurs débuts. Alors qu’il n’en existe aucune des Gorillaz.… Tu sais que les meilleures réactions que l’on ait jusqu’à présents sont celles de mômes qui ont entre douze et seize ans : dans les cours de récré, les Gorillaz sont énormes.
Jamie : Et c’est exactement ce que je désirais…
Damon : Les deux derniers albums de Blur étaient très “adultes” et là, je me retrouve dans un monde complètement différent. Nous n’avons pas les mêmes références que les gamins et pourtant, ils semblent se retrouver dans les Gorillaz. Même s’ils en ont une perception différente de la nôtre. De toute façon, les gamins se moquent de la réalité…
Jamie : Ils savent que Daffy Duck peut recevoir deux balles en pleine tête et s’en tirer sans problème…

Quelqu’un peut-il apprécier la musique pour elle-même, sans forcément se plonger dans l’univers BD des Gorillaz, sans prêter attention aux dessins ?
Damon : Oh oui, complètement. Et l’inverse peut aussi se produire d’ailleurs. Je pense juste que c’est plus excitant quand tu prends les deux aspects.
Jamie : D’un autre côté, c’est aussi parce le public a le choix que la situation est excitante. Il est évident que certains n’aimeront les Gorillaz que pour leurs chansons, alors que d’autres seront avant tout fans des personnages. Avec un groupe réel, ce genre d’option n’existe pas. “Je hais la musique d’Oasis, mais j’adore les membres du groupe…”
Damon : Et puis, il n’y a aucun problème d’ego dans ce projet.

Et vous aviez tout ça en tête dès le début ?
Damon : Ouais, plus ou moins…
Jamie : En tout cas, on voulait que tout soit possible…
Damon : Comme ça, si personne n’achète l’album, le groupe disparaîtra en fumée. C’est aussi simple comme bonjour, en fait. Et si le disque se vend bien, personne ne deviendra une superstar. Seulement les dessins.
Jamie : Et peut-être que les journaux publieront des photos de Murdoc au bras de Kate Moss !

Je suppose que c’est plus facile de travailler avec des personnages dessinés qu’avec des musiciens bien réels…
Damon : Oh oui, aucune comparaison possible ! À tel point que je ne suis pas sûr de vouloir retravailler un jour avec de vrais musiciens.
Jamie : Comme le disait Damon, dans les Gorillaz, il n’y a pas de stars.
Damon : L’important, c’est d’essayer de revitaliser le monde de la pop. Avec un angle expérimental, en utilisant tous les moyens que l’on a à notre disposition aujourd’hui, en particulier l’Internet. Quand j’étais gamin, à la fin des années 70, un groupe comme les Specials y est parvenu, et ce, sans avoir toutes les ressources d’aujourd’hui… Tiens, d’ailleurs, Terry Hall et Jerry Dammers se sont retrouvés pour la première fois dans une même pièce depuis quinze ans au concert de Gorillaz. Ils se sont même parlés ! C’est le genre de miracles que sont capables de réaliser les Gorillaz.
Jamie : Et puis, ils sont l’alternative à Britney, à Westlife… Les gamins, avec leur argent de poche du samedi, vont peut-être acheter l’album des Gorillaz. Et découvrir le reggae, le dub…
Damon : Ou Ibrahim Ferrer.

Et si l’un des membres des Gorillaz quittait le groupe, cela marquerait la fin de l’aventure ?
Jamie : Ça, c’est une sacrément bonne question… Ouais, possible. En tout cas, si l’un d’entre eux doit partir, je pense ça sera Murdoc, pour mener à bien un projet metal. Le problème, c’est qu’il ne pourrait pas prendre seul la décision parce que si j’en ai envie, je continuerai de le dessiner ! Sans son consentement…
Damon : La liberté est vraiment extraordinaire dans ce concept de BD. La seule chose qui nous fait garder contact avec la réalité, c’est que ce concept n’aurait pu exister sans argent. Et l’on est très honnête là-dessus. Sans argent, on n’aurait pas pu créer ces personnages, faire un site… Mais ici, l’argent n’est pas synonyme de grosses voitures, de femmes faciles et de drogues : il nous sert juste à alimenter la culture que l’on essaye de développer. Alors, malgré cela, il reste quand même pas mal d’avantages d’être derrière un groupe de bandes dessinées.
Jamie : Hum, mouais… Il faut quand même préciser que ces enfoirés peuvent profiter pleinement de la vie des popstars et de tous ses excès, sans en sortir marqués le moins du monde.


Cracker Island par Gorillaz vient de sortir chez Parlophone / WEA

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *