« L’anarchie ne vaincra pas, l’anarchie a déjà vaincu, elle se loge dans chaque brin de chanvre et dans les impétueux épis dressés au bord de ma calvitie et dans le repli de chaque chambre, c’est peine perdue »
« Non, ce ne sont pas les bons mots, ce ne sont pas les bons sons, pour moi, ces mots sont incompréhensibles »
Je sais combien il est ardu et plutôt sensible de toucher à la singularité d’un artiste, j’en suis CONSCIENT. Difficile donc, d’associer deux personnalités aux parcours si différents, aux chemins qui ne se sont à ma connaissance jamais croisés, si ce n’est le temps de cette chronique finalement dérisoire (quelques minutes de lectures au total). Bon, si j’écris contre le temps, contre le rythme de folie qui s’impose devant autant de musiques produites qui me touchent, je peux bien me mettre dans la mouise, pour une fois. Vous me pardonnerez ce rapprochement, et j’espère que les deux chanteurs le feront aussi.
Dans ma petite pile de disques commandés par la Poste – que je m’astreins à toujours considérer comme ce monument des services publics – se sont répondues deux pochettes sur ce quelque chose d’un passé révolu : un photomaton d’enfant en noir et blanc, portrait d’un bout de chou sous son meilleur profil d’un côté, et un quadrillage de cahier d’écolier d’antan gribouillé de formules mathématiques collégiennes. Le tout baigne dans un bleu passé et un orange moutarde, traité au sépia, absolument similaire, à quelques degrés de photoshop prêt. Hasard ? Sans doute, mais il n’en fallait pas plus pour que je tente une acrobatie de pas de deux, de rapprochement, comme le marionnettiste de deux trapézistes qui se balancent plusieurs fois avant de sauter et de se trouver vigoureusement attachés aux poignets l’un de l’autre. Sans filet. Et pour le coup, sans le vouloir.
Les deux disques sont sortis presque en même temps aussi, dans les limbes de la fin 2019, ce moment où l’on vit tous penchés sur nos petits bureaux à faire des listes (de cadeaux, de disques, de livres, de films). D’un côté Flóp, et son double album, Puissance et Racine, de l’autre David Lafore, et son LP, Incompréhensible. Soient deux artistes excentriques, impossibles à caser, qui arrivent à se glisser dans l’étroit interstice entre la chanson drôle et la drôle de chanson, avec le mérite de tenir leur cap dans un game écrasé à son corps défendant par le poids lourd du genre, Katerine, le baobab qui cache une forêt de bonzaï, aussi tordus, aussi tordants, aussi émouvants. Et pour reprendre le fil de la métaphore de l’enfance écolière, Incompréhensible, Puissance et Racine révèlent deux élèves atypiques : David Lafore est le rêveur littéraire du fond de classe, capable de jongler avec les mots, dans des moments précis et concentrés d’émotions (La nuit dehors, sans doute une des plus belles chansons de 2019 et depuis, ou La voix, déclaration d’amitié du musicien à son futur auditeur), scotché à la carte du monde (Avant le soleil, et son extrême-orientalisme touchant), comme des petits bijoux finement arrangés de choeurs et de synthés (les petites pop songs Incompréhensible et C’est pas vrai). Ses concerts sont, parait-il, des moments d’égarement impossibles à anticiper si bien – l’exigeant Philippe Dumez en témoigne à qui veut l’entendre – qu’on peut aller à TOUS ses concerts sans s’ennuyer une seule seconde.
Flóp, lui, est le scientifique lunaire, disons dans le genre Professeur Tournesol, dont la constance lui permet de pousser les expériences à son paroxysme, comme pour tester la résistance de son auditoire : trente chansons minimales en formation compacte one man band basse-batterie-guitare (en préservant à l’enregistrement comme une énergie live malgré tout), avec mélodies de faible intensité. Plein de choses se passent dans les précipités de Flóp qui agite, dans ses petits tubes à essai, petits rocks acoustiques (ou discrètement électriques) et évidents mâtinés de poésie du quotidien (La horde, A l’ex…) et haïkus politiques (L’anarchie revisitée en trois minutes hilarantes ou Sofiane & Léon qui en dit long sur la condition d’artiste, et plus généralement sur l’identité et la condition humaine, carrément, avec une sacrée économie de moyens), ritournelles absurdes et hypnotiques (Détricoter des scoubidous), maquettes au 1/24e de blues dada (Falaise), grammaire inattendue (« il a pleuvu » dans Capuche) ou vocabulaire épuisé jusqu’à plus soif (magnifique Eau salée)… Mais qu’on ne s’y trompe pas, et j’arrêterai là mes comparaisons à l’enfance et à l’école, Lafore et Flóp, le tendre agité et le faux calme, en plus d’avoir une carrière bien avancée (longue d’au moins sept albums pour l’un, le double pour l’autre !), et une source d’inspiration intarissable, ont un regard tout à fait affuté sur tous les compartiments de la vie dont les leçons apprises au fil de l’existence imprègnent les chansons. Avec en creux une critique, ou du moins un constat amusé sur notre modernité, nos travers, nos faiblesses, qui vaut bien plus que leurs rares apparitions sur les fils des réseaux sociaux, simple jeu à point qu’il serait ici bienvenu d’enfin relier pour qu’éclatent au grand jour deux talents fort admirables, et qui tutoient dans leurs moments de grâce Jonathan Richman, Dan Treacy, Charles Trenet, Bobby Lapointe et Jean-Luc Le Ténia. Avec leurs disques dans leur besace, ils déploient leurs précis d’une philosophie toute émouvante, dont ils ont « le bon usage », sans cynisme, tout au bout du rire, tout au bord de la solitude, bien au fond de la vie.
MISE A JOUR. Suite à quelques messages sur les réseaux sociaux, il existe bel et bien des liens secrets entre David Lafore et Flop : Christophe V., ex-guitariste du groupe Tanger, a co-réalisé le disque de David après s’être occupé quelques années auparavant du graphisme des pochettes de Flop et Virginie L. est l’attachée de presse de David après avoir été il y a quelques années celle des Disques Bien. FACT X 2.