« Et la nuit tombe, sans un bruit »
L’autre jour, je feuilletais un bouquin imprimé dans les années 1970 et je scotchais sur de très belles photos noir et blanc de jeunes gens de ces années-là, un peu des images d’illustration, je ne sais pas comment on appelle ça, mais avec une belle âme. On y voit des ados, les cheveux mi longs, Clarks aux pieds, avec des treillis mal foutus et des jeans à peu près pattes d’eph. Ils sont assis sur des mobylettes et se marrent. Ça m’a vachement touché, pas de façon nostalgique, parce que je ne suis pas de cette génération, mais il y avait une sorte d’immédiateté, disons pour aller vite que je n’ai pas l’impression qu’ils avaient conscience d’être photographiés, il n’y avait pas de poses. Ils étaient juste là. En ajoutant un petit poignet à clous à l’affaire, c’est ce truc très électrique et direct que j’ai entendu dans la cassette de Faucheuse, un groupe bordelais qui envoie et qui concasse le punk, le métal et des trucs extrêmes dont je ne connais pas le nom, avec cette meuf (une certaine E.B.) qui chante à fond les ballons. Je les ai découverts grâce au Selectorama d’Alex Ratcharge, commandé et mis en forme par mon collègue Viktor Der Panini Joe. Alors ce qui est marrant, c’est que d’après ce que j’ai compris, ce groupe comprend des musiciens qui ont une sacrée expérience, mais disons que c’est l’état d’esprit qui compte. Ça m’a fait spontanément penser à MBV (genre le morceau méta-metal You Never Should sur Isn’t Anything) ou à des trucs grunge mineurs mais marquants (Stale de Seaweed, par exemple), mais leur personnalité devient proprement affolante quand les formes sont poussées dans des retranchements soniques vraiment hors-zones, comme sur Ville Interdite ou le bien nommé Faucheuse, cavalcade furieuse qui laisse pantois. Certes, vous me direz, ce style de fer est un peu zazou pour Section26, mais je suis sûr que mon bon Etienne Greib adore déjà cette cassette qu’il a rangée pile à côté de sa collec’ d’Enfer Magazine.
J’en ai profité pour poser deux-trois questions à Luc, le batteur de Faucheuse, par la même occasion, parce que la cassette en plus d’avoir le volume sur 10 est un superbe objet !
Avec Faucheuse, qu’est-ce qui vous a fait choisir le format cassette pour ce mini-album ?
Luc / Faucheuse : C’est plutôt une demo, et comme on est un peu old school, ben les demos ça s’écoute sur cassette ! C’est aussi bête que ça. Je commandais énormément de demos K7 de groupes quand j’étais plus jeune, je le fais encore de temps en temps, j’aime bien ce cheminement classique de groupe : une demo, puis un EP, et enfin le premier album. Ça n’a plus vraiment lieu d’être et c’est peut-être un réflexe purement nostalgique, mais une grande partie des groupes avec lesquels j’ai grandi passaient par ces étapes.
C’est aussi que chaque style à un support de prédilection, non?
Luc / Faucheuse : Je ne pense pas. Par contre, certains styles sont toujours restés fidèles à certains formats. Je pense, dans mon cas, au hardcore/punk, mais c’est aussi le cas de la techno et du hip-hop qui ont aidé à faire perdurer le vinyle durant les périodes de vache maigre.
En plus de la jaquette, il y a une impression sur la cassette même et sur le boîtier, où puisez-vous les idées de graphisme ?
Luc / Faucheuse : On n’essaie pas de coller à une esthétique particulière avec ce groupe, mais on a probablement digéré inconsciemment cinq décennies de culture visuelle punk et heavy metal qu’on recrache un peu à notre façon. Mais nos goûts musicaux transcendent allègrement le punk donc on puise un peu partout. Je suis très attaché au côté visuel des choses et c’est pas parce qu’on se réclame du Do it yourself que ça doit rimer avec bâclé ou jemenfoutisme. J’aime autant l’esthétique des pochettes de Reid Miles pour le label Blue Note que la charte graphique de labels comme Crass Records ou Dischord, que des dessinateurs punk comme Pushead, Ivan Brun, ou Mad Marc Rude, ou le kitsch des pochettes de heavy metal des années 80, et j’en passe. Et je suis super sensible à toute l’esthétique de la lettre – typographie, calligraphie, etc. J’aime l’idée du « full package », un objet emballé dans un chouette packaging qui matche la musique et les textes.
Où vendez-vous vos cassettes principalement ? Et à combien d’exemplaires faites vous vos tirages ?
Luc / Faucheuse : C’est un ami, Jon, qui a sorti la cassette de Faucheuse sur son label Oscuridad En Mi Vida (la sous-division K7 de son label principal Symphony Of Destruction), il en a tiré 200 exemplaires et étant lui-même sérigraphe, il s’est occupé de l’impression des boitiers. Les K7 se vendent beaucoup par correspondance, mais aussi lors de nos concerts, et Jon les diffuse également en échangeant avec d’autres labels / VPC un peu partout en France et à travers le monde.
Tu me disais que la cassette est un objet important pour toi, notamment parce qu’il est un format d’échange (tu mènes une expérience d’échange de mixtapes sur les réseaux), comment articules-tu les sorties physiques justement avec le flux numérique des réseaux ?
Luc / Faucheuse : C’est important que notre musique soit accessible numériquement sur internet, c’est évidemment le meilleur moyen de la diffuser en 2023. La cassette reste un format de niche, mais je ne peux pas imaginer sortir nos enregistrements uniquement en fichiers numériques. Comme je le disais, je suis attaché au « full package » ; quand j’écoute un enregistrement, j’ai envie de contempler la pochette qui l’accompagne, de lire les paroles, les liner notes, regarder les photos du groupe, etc. Je fais partie de la génération pre-internet qui passait des heures à détailler les pochettes d’albums : je faisais des listes des noms de groupes cités dans les listes de remerciements ou imprimés sur les t-shirts que portaient les musiciens au dos de la pochette. Si un membre de Napalm Death portait un t-shirt de Final Conflict ou de Repulsion sur une photo, il me fallait absolument écouter ces derniers, c’était forcément un gage de qualité. Le punk et le metal, en ce sens, fonctionnaient comme un vrai réseau underground solidaire où les groupes se soutenaient et se promouvaient mutuellement. Les fanzines et les échanges de cassettes complétaient ce proto-internet analogique rudimentaire. Je parle au passé mais je vis encore un peu comme ça, ah ah.