Après quelques secondes de soleil aux carreaux des fenêtres et de plans sur ce qui se passe paisiblement au pied des tours de la grande ville, c’est la puissante vibration au son sans pareil de la vieille à roue — mêlée à une voix de cristal haut perchée — qui nous accueille dans le documentaire de Marie-Élise Beyne consacré à Emmanuelle Parrenin, paladine mystique du temple néo-folk français, connue par certains pour être l’auteure de l’album culte Maison rose sorti en 1977. Par certains, ou plutôt, entre autres choses : les plans de coupe sur les quelques souvenirs photographiques dispersés autour d’objets de l’intime qui suivent esquissant l’idée d’un destin musical en cours plus vaste encore, et qui nous reste à découvrir au-delà du culte.
Juste après, c’est la silhouette d’Emmanuelle Parrenin qui se découpe à contre-jour sur le haut des branches des arbres de la cité balancés par le vent dont le rythme semble agir comme le métronome naturel de son chant clair à la fenêtre et qui commence à conter : « La nuit est plus étoilée qu’on ne croit, le ciel plus clair qu’il n’y paraît… » L’avertissement est limpide, sa musique et son propos s’affirment en une terre de contraste fascinante où il faudra sans cesse se méfier de l’apparence trop simple de ces oppositions pour tout à fait l’apprécier. « Plume blanche, plume noire » chantait-elle déjà en 1977, que l’on peut percevoir si on le souhaite comme la programmatique janusienne et fusionnelle de cette femme-oiseau au ramage bicolore, qui, il est vrai pourrait faire penser à une créature fantastique qui se situerait entre une Nico accompagnée de son harmonium (même intensité sonique singulière, mais tournée vers la lumière plutôt que vers les ténèbres — et pour qui l’a déjà vu jouer en vrai peut s’avérer velvetienne en diable, pour le coup flirtant plus avec les drones de Cale) et une Laurie Anderson des temps jadis (mêmes courtes-blanches-mèches-folles augurant l’ambition saine d’une musique autre).
Forte de ses collectes de chants et de musiques populaires et traditionnelles accumulées au fil de ses pérégrinations dans la géographie du monde (le domaine francophone d’ici et d’outre-Atlantique bien entendu, mais pas que), Parrenin délivre une musique non seulement ancestralement contemporaine mais également singulièrement personnelle, aiguillée par ce chemin en aller-retour incessant allant de la culture emmagasinée du savoir, à son appropriation par l’expérience intuitive et sensorielle du faire, et il serait trop simple d’en décrire la résultante par l’adjectif « néo-trad » ou pire encore par le poussif et poncif qualificatif « entre tradition et modernité ». Le documentaire évoque son lien initial avec les pionniers du folk en France des années 1970 — elle collabore avec les groupes Mélusine et Gentiane — entre ethnomusicologie empirique et joie des « violonneux et danseurs de gigue » qui s’égrène du début du jour au fin fond de la nuit dans les divers festivals du territoire ici et là. Et puis la communauté du Studio Frémontel en Normandie, la « maison rose du désir », dont on aperçoit quelques traces en noir et blanc, et les âmes qui y sont passées : Bruno Menny ici, Gabriel Yacoub de Malicorne là. Ah qu’on aimerait en savoir plus encore sur ce moment-là !1
Plus avant encore, et toujours en noir et blanc, les premiers pas dans le grand bain primordial des sons, le père musicien — Jacques du Quatuor Parrenin —, le son des cordes qui accompagnent l’éducation de l’oreille, comme autant d’ingrédients qui plantent les possibles de la musique d’aujourd’hui d’Emmanuelle Parrenin, paradoxalement presque aux antipodes des stéréotypes de la musique folk, ou de ce qu’on croit qu’elle est, née en partie du bruissement d’une époque mais aussi de la volonté sans faille de « chercher autre chose », de puiser dans « les choses de la tradition et les amener dans mon présent ». Et tout au long de l’histoire, l’amour indéfectible pour les instruments anciens ou rares et pousser leur utilisation toujours plus loin, les mêler à l’électronique aussi, souvent. Le coup de foudre très tôt pour la vieille à roue évidemment (« je veux faire ça ! »), et pour tous les autres aux noms qui pourraient être autant d’incantations magiques : épinette, dulcimer, guimbarde, etc.
La musique d’Emmanuelle Parrenin est bien plus que cela. Elle est aussi une musique qui se joue dans le partage — preuve en est dans les nombreux passages de captation live de ses prestations récentes qui constitue la part belle du documentaire —, toujours entourée de femmes et d’hommes de musique avec qui elle fait corps et qui représentent bien plus qu’un simple backing-band pour ses compositions. Un casting sans faute et sans fin (Par ordre d’apparition : Flóp, Étienne Jaumet, Seb Martel, M-Jo, Cristiàn Sotomayor, Fred Marty, Eat Gas, Jérôme Caron) avec qui on la voit aussi travailler, sculpter ses mots, perfectionner et inventer ses sons. Ces collaborations avec, on le sent bien, la pointe d’un désir tout à elle toujours présent en tête, peut-être celui de l’union absolue des vibrations de la voix et des instruments, de la construction perpétuelle d’un jargon de bruit tel un langage nouveau. D’ailleurs le parti pris impressionniste et contemplatif du documentaire souligne exactement cela, les images captent le réel en essayant sans cesse de faire entendre de façon sensorielle l’ensorcellement qui se joue dans la créativité tout personnelle d’Emmanuelle Parrenin : par bribes visuelles les rites de la ville s’enchaînent (les voitures coulent le long du périphérique, les adolescents jouent au ballon dans les cages, une fête du Têt esquisse la transe…) et le rythme de la nature y suit son cours, et nous nous y perdons avec délice en songeant à ce que peut-être le vent, les arbres — même dans la ville —, soient les véritables musiciens, importants mais secrets, de la poésie unique de cette musique texturaliste à aucune autre pareille.
Si vous n’avez jamais vu Emmanuelle Parrenin jouer et chanter, courez-y si vous en avez la possibilité. Si vous êtes trop loin, bonne nouvelle : un nouvel album intitulé Targala, la maison qui n’en est pas une est à paraître le 18 mars prochain chez Johnkôôl Records [chronique ci-dessous].
Emmanuelle Parrenin : d’une maison l’autre de Marie-Élise Beyne sera projeté au FAME 2022 à La Gaité Lyrique ce dimanche à 15h45
1. On conseille le visionnage du documentaire à propos du festival Elixir de J. Bréhier et G. Pont (2017) et l’écoute de la série documentaire radiophonique Musiques populaires, une épopée française de Péroline Barbet (2019).
Emmanuelle Parrenin, Targala, la maison qui n’en est pas une (Johnkôôl Records)
On ne savait pas que face à l’immensité sonique l’effroi et la sérénité pouvait si bien s’embras(s)er, Targala, la maison qui n’en est pas une est un disque-expérience qui invite, tout comme les mots choisis, pesés, d’Emmanuelle Parrenin à puiser toujours, à totalement lâcher prise, à draguer les eaux immémoriales du désir de créer et de partager ce que l’on fait et qui nous sommes. L’inépuisable envie de l’immersion pleine et entière dans la transe — le mot est galvaudé, pourtant le constat est là — où la poésie du lieu (peut-être, sans doute, les portes de l’immense désert où elle se retrouva paradoxalement confinée et qui fut une des impulsions inspiratrices à l’écriture de cet album) prouve que l’ancestral peut toucher avec grâce le temps présent. Les vibrations de chaque titre laisseront de belles rémanences à ceux qui se laisseront rapturer. Titres métamorphiques où les instruments deviennent plantes, où le diable rôde et où les paroles se déploient en autant d’injonctions tendres à ne pas rester en là. Des chansons qui sont plus de l’ordre de la plage en étirement de l’espace-temps, convoquant en véritable radio-monde mille traditions et mille voyages imaginaires plus beaux les uns que les autres. Team de choc pour cet album : Étienne Jaumet et Cosmic Neman (Zombie Zombie), Eat Gas, Paulie Jan, Peter Combard, Léo Margue, Quentin Rollet, Gaspar Claus, Philippe Foch, Flóp, Colin Johnco.