La voix de Fairuz coule dans les veines, dans les sillons des vallées, dans les ondines du désert, dans les exils et les bagages. Dans l’idée même d’être une famille, d’être loin, d’être là parmi les siens, d’être revenu, d’être reparti, de survivre à toutes les générations, de se tenir droit dans la répétition du fratricide toujours recommencé. Inutile exégèse d’une voix qui tient le monde arabisant du Qurnat as Sawda à l’Atlas, comme un seul bloc aux paysages et aux vies incomparables mais qui, hormis quelques rares exceptions, s’est uniformément choisi comme idole, sur le trône érigé par Oum Kalthoum, la libanaise de Zqaq El Blat. De cet état de règne, une nécessité nait : s’en tenir à une stricte dévotion et creuser la vérité de cette musique. Processus quasi théologique qui part d’une inaliénable évidence : la voix soutient le monde.
La réédition qui nous parvient ces jours-ci de Maarifti Feek (1987), – les retranscriptions de l’arabe adoptées ici sont celles choisies par les labels afin de faciliter la lecture et la cohérence – est l’occasion de revenir sur un moment de la carrière de la chanteuse. Un moment qui raconte, à l’intérieur de la cellule familiale et artistique du couple Rahbani/Fairuz, une évolution tempétueuse de la musique libanaise.
Rappelons à titre introductif les débuts de Fairuz avec les frères Rahbani, puis le mariage artistique et amoureux avec Assi Rahbani. Union qui produira une colossale discographie s’étendant des années 1950 à 1970. Puis rappelons que la fin de la guerre des Six Jours ainsi que l’hospitalisation en 1972 d’Assi Rahbani ont clôt, nationalement et familialement, une parenthèse dorée. Fairuz va alors se faire de plus en plus rare jusqu’à que, comme sonné par le régime œdipien, Ziad Rahbani, fils du compositeur et de la chanteuse, imagine, encore adolescent, sa première chanson pour sa mère.
Progressivement, Ziad Rahbani va multiplier les compositions et finalement prendre la place du père en studio. Il traduit là un définitif changement de saison en Orient. Le drame du cocon Rahbani se conclut par un premier album dont il dirige l’exécution, la composition et les arrangements : Wahdon, qu’on pourrait traduire par seuls (réédité également par Modulor).
Le fils et la mère traversent ainsi les années 1980 comme une épopée étrange et solitaire, en contradiction avec la tradition jusque-là mise en avant par les Rahbani de la génération précédente. Londres, Paris et le studio deviennent rapidement les interlocuteurs privilégiés de cette ère de modernisation, à défaut du théâtre de Baalbek. Véritable ère Meiji d’une fraction moderniste du Liban, ces années se moulent musicalement dans la promesse faite par l’arche futuriste de Niemeyer qui embrasse le ciel de Tripoli. Construction à la fois prometteuse et provocante dont le destin sera tranché par le cours du monde et qui depuis rumine dans la ruine un silence de déclin. En 1975, le chantier est terminé. Il sera laissé vacant et vidé de sa promesse de renouveau par la guerre civile déclenchée l’année suivante.
Quand paraît Maarifti Feek (Notre rencontre), Assi Rahbani est décédé et Ziad Rahbani s’est installée durablement comme figure de la contestation, communiste déclaré, et modernisateur forcené. Il s’apprête à cristalliser, dans cet album puis en 1996, dans le monument à titre de manifeste Abu Ali, une fusion ultime, méticuleuse, définitive, et aujourd’hui indiscutablement victorieuse, de l’artisanat mélodique oriental et du faste organique du funk. Il semble procéder par concordances en trouvant partout où c’est possible des échos pour lier l’apprentissage des arrangeurs américains avec l’expertise de ses pères. Une entreprise de revitalisation de l’oud qui aboutira à une seule ligne de conduite : la danse comme phénomène de synthèse des traditions.
Là où la génération précédente avait employé le tango comme révélateur chimique des folklores, Ziad utilise le jazz discoïde de la deuxième moitié du XXe siècle. Maarifti Feek procède intégralement de cette recherche et fait cohabiter, plus ou moins habilement, des pistes comme la futuriste Ouverture 83 – dont l’identité théâtrale est liée à la tradition dramaturgique de la musique populaire libanaise – à Li Beirut de facture éminemment plus sobre et mélancolique.
En cela, peut-être davantage encore que les disques qui viendront par la suite Maarifti Feek joue sur deux tableaux qui ne parviennent pas à se répondre mais dont on sent, en enchâssant dans notre mémoire les uns aux autres, que se produit là une non-fusion, et donc, un dialogue sincère dans ses hésitations, mélancolique dans ses évocations. Les esthètes préféreront certainement, en fonction de leur chapelle, s’en remettre aux disques des années 1960, ou, inversement, aux plus tardifs tentaculaires vaisseaux soul-funk de Ziad. On les comprend, il y a quelque chose de singulier et de dévastateur dans les synthèses inachevées.
Seulement nous, nous tenterons de retenir votre attention le temps d’un disque sur cette cohabitation-là. Cette impossible fusion – Notre rencontre, dit le titre – à laquelle, mue par on ne sait quelles forces mythologiques, une famille s’est vouée au péril de sa solidité tant artistique qu’affective. Une famille et sa voix, celle de la mère comme dans toutes les grandes tragédies, qui, par malchance ou par divin destin, est traversée par le siècle et ses inquiétudes et qui, au fil des générations et de leurs conflits, passe sur le monde son regard plein d’impatience.
Nous parlions de la Foire de Tripoli, manifeste présence de ce futur Orient sans cesse interrompu. Voyons de la même sorte, avec admiration et lucidité, un disque qui décrit ce même impossible mouvement vers le ciel, deux pieds dans le sol, au milieu des balles fratricides, penché sur le monde, déjouant on-ne-sait-quel surmoi englouti dans le sable.