C’est sans doute Nick Hornby qui l’a exprimé de la manière la plus claire et la plus pertinente en évoquant, dans les pages de 31 Songs (2003), son attachement passionnel, au-delà de toute considération esthétique, à Thunder Road de Springsteen. Il arrive parfois – rarement – que nous croisions le chemin d’un artiste ou d’une œuvre – une simple chanson peut suffire – qui exprime intégralement et parfaitement ce que nous sommes. Il ne s’agit pas d’une identification ponctuelle aux sentiments évoqués, aux situations décrites ni même aux personnages mais d’une adhésion plus complexe et plus complète aux moindres inflexions mélodiques, de cette conviction profonde, renforcée à chaque écoute, de partager avec l’auteur chacune de ses décisions artistiques et de saisir avec la puissance inégalée de l’intuition ce qu’il exprime par une voix qui semble se confondre avec la nôtre.
Ces rencontres fusionnelles ont ceci de commun avec la passion amoureuse qu’elles s’imposent davantage qu’elles ne se décident. Elles ne se portent pas non plus nécessairement sur les êtres ou les créations les plus remarquables : il s’en trouve incontestablement de plus beaux, de plus intelligents ou tout simplement de meilleurs. Mais la somme des imperfections qui constitue leur singularité entre en résonance avec ce que nous ignorions encore de la nôtre et nous procure ainsi le sentiment, peut-être illusoire mais parfaitement indispensable, d’exister.
En un peu moins d’un an, Andrew Taylor a publié sous diverses étiquettes trois albums très semblables et qui contiennent peu ou prou la même chanson. Cela tombe fort bien puisque c’est à peu près la seule que j’ai envie d’écouter, sans lassitude ni entrave rationnelle à la compulsion. Il y a incontestablement quelque chose d’un peu infantile dans ce plaisir régressif éprouvé à la répétition familière de ces harmonies mélancoliques, à l’immersion dans le carillon des guitares référencées. Trop modeste pour ne pas l’assumer lui-même avec la simplicité bonhomme qui sied à son sens du songwriting artisanal, l’Ecossais aime à confectionner des chansons-doudous comme autant de petits objets sonores transitionnels qui permettent de se rassurer face aux failles imperceptibles du quotidien. Il semble une fois encore trouver son salut dans la répétition des accords mille fois empruntés aux Byrds mais qui retrouvent sous ses doigts experts la fraîcheur inaltérable des quelques notes qu’un bambin pourrait extraire, en boucle, de son xylophone Fisher Price sans rien en attendre d’autre que le renouvellement du plaisir inextinguible. Une excitation joyeuse mais anorgasmique, qui ne chercherait pas à culminer et qui ne s’éteindrait pas dans une apothéose ou dans l’attente de la nouveauté. Il y a un peu de cela – et même beaucoup – dans ces dix chansons, et qui comptent sans doute parmi les meilleures que le groupe, pourtant très prolixe – ait jamais publiées. Ce n’est pourtant pas le monde de l’enfance qu’évoquent ces splendides ballades romantiques entrelacées à deux voix que sont For Too Long ou You’ll Always Be There, dépourvues de toute trace de naïveté surjouée. Tout aussi sobre dans sa poésie au lexique simple que dans ses choix musicaux, Taylor y dessine les contours d’un univers profondément adulte – celui qui est aussi le nôtre – où transparaît la résignation sereine à demeurer ce que l’on est, à faire du temps qui passe et des êtres qui s’effacent la matière première d’une œuvre apaisée. Grâce lui soit rendue de la partager aussi fréquemment.