Groupe culte (mais influent – ce ne sont pas les Wendy Darlings qui prétendront le contraire) des années charnières 1970 et 1980, le trio féminin Dolly Mixture compile aujourd’hui ses sessions pour la BBC sur vinyle, disponible sur le site officiel du groupe. L’occasion est donc trop belle pour ne pas revenir sur la parution du coffret CD paru en 2010, Everything & More…
De nos jours, c’est entré dans les mœurs : voir des jeunes femmes s’époumoner sur des mélodies à la fragilité assumée, tenir le bon tempo, plaquer l’accord parfait fait partie du lot quotidien – et on ne s’en plaindra pas. Elles sont même une ribambelle, ces filles qui voient la vie en rock, dans des formations intégralement féminines ou têtes pensantes de groupes mixtes. Elles composent, toisent, chantent, jouent leur répertoire de pop songs vitaminées, où se bousculent l’ingénuité de la scène C86, la sensualité de la soul et l’assurance de songwriters convaincus de leurs talents. Alors, quand les Dum Dum Girls et les Vivian Girls, Best Coast ou Air Waves tiennent le haut du pavé, déchargent leur électricité sur les ondes et les scènes du monde entier, il n’y a pratiquement plus personne pour ouvrir grands les yeux et rester estomaqués. Mais ça n’a pas toujours été le cas.
En Angleterre, alors que le punk a essayé les mois précédents de faire le grand ménage, 1978 est l’année de tous les dangers. Ou presque. Il est temps pour les révoltés d’hier de prouver qu’ils sont capables de s’inscrire dans la durée… Lorsque certains sont déjà en passe d’imploser, d’autres ont trouvé leur second souffle, tandis que la nouvelle génération se bouscule au portillon et s’essaye parfois à un nouvel idiome, travestissant les genres pour stimuler une liberté inédite. C’est à cette époque que Dolly Mixture voit le jour, dans la bourgade cossue de Cambridge. Soient deux copines de classe, Debsey Wykes, bassiste apprentie, et Hester Smith, batteuse pas trop aguerrie, rejointe par la benjamine Rachel Bor, guitariste de quinze ans et petite sœur d’un membre des gloires punk locales, The Users. À l’époque, si les présences féminines dans un monde si machiste commencent à se multiplier, ces femmes évoluent dans un registre provoquant ou agressif (histoire peut-être de montrer qu’elles aussi en ont), à l’instar de Siouxsie Sioux, des Slits ou de la petite Poly Styrene de X-Ray Spex.
Avec leur nom évoquant chez tout gamin britannique normalement constitué ces grandes boîtes de bonbons mous, multicolores et aux multiples saveurs, les demoiselles affichent avec aplomb leurs inclinations et ambitions artistiques. Ce que confirme un look vintage et délicieusement passéiste, où des robes cintrées à pois ou avec des imprimés de fleurs, embellies de couleurs pastel, tiennent souvent le premier rôle. Auteures et compositrices espiègles, elles ont en outre décidé d’évoquer leur quotidien. Un quotidien guidé par cette insouciance liée à un âge où la simple acquisition d’un vêtement, d’un disque ou la naissance (et la fin) de bluettes amoureuses viennent bouleverser toute une vie, rythmée par une pop décomplexée et radieuse. Pour résumer, on pourrait dire que ces jeunes femmes ont choisi pour mètres étalons les girl groups des sixties (et leur cohorte de songwriters) et des contemporains du nom de The Undertones ou The Jam.
Armé d’une fraicheur jamais prise en défaut et d’un sens certain de l’humour, Dolly Mixture va vite multiplier les premières parties et s’attirer les compliments (voire l’admiration) de la presse spécialisée et de ses paires, épatés par ces gamines alternant leurs compositions – chansons miniatures toujours joyeuses et parfois nerveuses, entre naïveté confondante et romantisme échevelé – et reprises triées sur le volet – Femme Fatale du Velvet Underground, le jouissif Rainbow Valley de The Love Affair, Honky Honda du terroriste glam Terry Stamp, entre autres. Ne perdant jamais une occasion d’enregistrer des maquettes, elles auraient dû rapidement tirer leur épingle (à cheveu) du jeu. Mais elles sont mal entourées (leur manager refuse une offre du label Whaam! tenu par les TV Personalities Dan Treacy et Ed Ball) et surtout bien décidées à rester fidèles à leurs convictions – comme celle de vouloir jouer sur leurs disque à une époque où ce n’est pas chose entendue pour les pontes des labels –, souvent priées de rester à la porte du studio (comme le rappelle le panégyriste Bob Stanley dans un beau livret fourmillant d’anecdotes et de somptueux clichés). Conjugué à la faute à pas de chances, cela explique une discographie réduite à portion congrue pour six années d’existence. Pourtant, ces jeunes femmes ont pu compter sur des appuis de poids, du sacro-saint John Peel au porte-parole de la génération d’alors… Paul Weller va même jusqu’à signer le groupe sur son label Respond Records, qu’il destine aux “vrais teenagers” et sur lequel sortent le désaxé Been Teen (1981) et l’entraînant Everything & More (1982), deux singles impeccables succédant au 45 tours paru chez Chrysalis en 1980, une pimpante version du morceau de Burt Bacharach popularisé par The Shirelles, Baby It’s You. Mais l’idylle avec celui qui est devnu entre temps le membre éminent de The Style Council tourne court. Et Dolly Mixture d’appliquer alors le principe DIY en créant Dead Good Dolly Platters pour réaliser en 1983 le single Remember This et un… double-album, The Demonstration Tapes, sur lequel elles compilent la plupart de leurs maquettes (vingt-sept morceaux au total !). Tiré à 1000 exemplaires – tous dédicacés par les musiciennes –, le disque s’écoule rapidement, mais le trio ne sait plus très bien ce qu’il doit faire. D’autant que ses aspirations ont évolué, et aux chansons insouciantes des débuts, succède une musique pop de chambre, le plus souvent instrumentale, où violon et piano suggèrent une mélancolie diffuse, comme en témoigne l’ultime The Fireside EP, réalisé en 1986 en guise d’épitaphe tardive. Car les demoiselles ont donné leur dernier concert deux années plus tôt. La douce harmonie semble avoir été rompue lorsque Rachel a annoncé être enceinte, rendant définitivement officielle sa relation avec un autre admirateur célèbre, le potache bassiste des Damned Captain Sensible, producteur de trois des singles des filles et les ayant conviées à assurer les chœurs sur ses deux hits improbables, Wot et Happy Talk. Mais après tout, quelle fin plus logique pour une formation à ce point liée à l’indolence des années teenagers (électriques) qu’un changement radical telle une grossesse, événement heureux perçu comme passage définitif à l’âge adulte.
En trois CD (le fameux Demo Tapes, l’intégrale des singles et une compilation de raretés live et démos jamais exhumées), Everything & More donne une nouvelle chance à des chansons aux airs de vrais classiques (la méconnue Treasure Hunt, pour n’en citer qu’une), s’affichant le plus souvent en hymnes pour dancefloors tout en bois (au hasard, les faces A Everything & More ou Remember This, les maquettes Miss Candy Twist et Angel Treads) tout en rivalisant avec ces mélodies éternelles que chantaient les Ronettes ou les Shangri-La’s, revues et corrigés par un zeste de d’insouciance altière. Alors, comment expliquer qu’un tel groupe soit resté dans l’antichambre du succès, quand leurs contemporaines (The Belle Stars, Bananarama, voire Strawberry Switchblade) enfilaient disques et hits ? Encore une fois parce que Debsey, Rachel et Hester ont toujours refusé de trahir certains des principes susmentionnés. Il n’empêche… L’histoire n’a pas été veine et leur influence n’a pas tardé à résonner. Sans elles (et quelques autres, certes), il y a fort à parier que Talulah Gosh et Heavenly n’auraient pas eu la même effronterie. De Shop Assistants à… Saint Etienne (l’omniprésent Bob Stanley a réédité The Demonstration Tapes en 1995 sur l’éphémère Royal Mint), des riot grrrls (les Dolly Mixture sont pour ces dernières ce que The Vaselines furent à Kurt Cobain) à Allo Darlin’, la triplette de Cambridge a montré une voie faite d’audace et d’insouciance, en rappelant que féminité pouvait rimer avec féminisme.