Alors qu’avec ses Bad Seeds, Nick Cave – que la vie n’a pas épargné ces dernières années –, s’apprête à sortir un nouvel album intitulé Wild God et annonce un concert à… l’Accor Arena le 17 novembre, retour sur la rencontre avec l’icône australienne qui accompagna la sortie du double album Abattoir Blues / The Lyre Of Orpheus. C’était il y a tout juste vingt ans. Et il s’est passé à peu près ça.
Détendu, souriant, drôle : ce n’est certes pas l’image traditionnelle que l’on se fait de Nick Cave, en particulier lors d’une journée promotionnelle. Pourtant, tel est l’Australien nouveau, visiblement très fier de ses deux nouveaux disques, Abattoir Blues et The Lyre Of Orpheus. Et il a de quoi. Ténébreux, vénéneux, dense et lumineux, en équilibre parfait entre apaisement et foisonnement, ce vrai-faux double album est sans doute l’œuvre la plus aboutie que l’homme ait jamais enregistré avec ses Bad Seeds. Il en explique ici le pourquoi du comment.
Vous habitez Paris ? Alors, j’espère que chaque matin, au réveil, vous mesurez la chance que vous avez…
Nick Cave : Oui, en effet…
Quelles raisons vous ont conduites à choisir cette ville pour enregistrer ce nouvel album ?
Nick Cave : Il y en a plusieurs, en fait. Déjà, nous y étions au printemps : tu connais un meilleur endroit où résider à cette saison ? Ensuite, Warren Ellis, mon violoniste, nous suppliait depuis quelque temps de venir travailler ici. Il habite Paris et lui aussi adore cette ville. Enfin, il y avait le studio Ferber, son matériel analogique et son passé fantastique. Nina Simone, Jane Birkin, Gainsbourg y ont enregistré. J’ai adoré travailler dans cette ville…
À l’instar de Warren Ellis, vous avez déjà pensé vous y installer ?
Nick Cave : Non, ça ne m’est jamais venu à l’esprit, mais… J’habite en Angleterre à l’heure actuelle. J’y suis obligé, pour des raisons extrêmement personnelles. Je vis à Brighton. J’adore le côté désuet de cette station balnéaire. Alors, je n’ai pas envie de me plaindre. Pas encore.
Pensez-vous que Paris ait une influence quelconque sur l’album ?
Nick Cave : Je vivais dans un petit l’hôtel, rue de Rivoli, qui s’appelle, étrangement, le Brighton. Ma chambre était minuscule. Comme le matin je me réveille toujours très tôt, j’en profitais pour me rendre aux jardins des Tuileries. J’y restais trois heures, enveloppé dans une absolue tranquillité. Quel parc magnifique ! Tu peux faire un tour sur toi-même de 360 degrés et tu ne vois aucun gratte-ciel. Paris est la seule ville au monde où c’est possible. Enfin… Là-bas, je réfléchissais à ce que nous avions fait la veille, je préparais le planning de la journée à venir. Ces moments-là ont été extrêmement importants. J’arrivais au studio avec un état d’esprit conquérant. Nous nous sommes imposés des règles très strictes pendant l’enregistrement. Nous ne nous accordions que trois prises maximum par titre, nous devions mettre en boîte deux ou trois chansons à par jour. Ce qui est énorme. Il nous fallait être très rigoureux. Mais on a réussi à respecter ce modus operandi. On a vraiment travaillé à l’ancienne. Ce qui était excitant. Et exténuant.
Ce retour à une manière d’enregistrer traditionnelle, vous y pensiez depuis longtemps ?
Nick Cave : En fait, je n’avais jamais travaillé dans ces conditions. Même à l’époque de The Birthday Party, contrairement à ce que l’on pourrait croire. Nous passions énormément de temps en studio alors, car on enregistrait plusieurs strates d’instruments, pour les superposer, pour tenter de créer cette sensation de puissance. Maintenant, je ne sais pas si l’on continuera à travailler dans des conditions live. On a choisi à nouveau Nick Launay comme producteur parque nous savions qu’il était capable de capturer cet esprit, ce qui n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. Pour lui, l’expérience était intéressante. Aujourd’hui, il ne bosse plus qu’avec les jeunes groupes punk de Los Angeles. Et là, il est le chef. Il fait bosser les gamins sur les constructions, le son, le style. Ce n’était exactement le cas avec nous…
L’absence, pour la première fois depuis le début des Bad Seeds, de Blixa Bargeld a-t-elle eu une incidence sur le disque ?
Nick Cave : Même si, numériquement, il a été remplacé par James Johnston, qui a d’ailleurs trouvé de très belles parties de clavier, son départ a créé un vide dans le son du groupe. D’autres membres ont pu s’engouffrer dans cette ouverture. Mick Harvey, en particulier. Et Warren Ellis, qui est venu avec sa mandoline, son bouzouki, des instruments qui ont apporté des couleurs particulières aux chansons.
Dès le départ, vous saviez que cet album serait double ?
Nick Cave : Disons que je m’en doutais. Mais ce n’est pas un double-album à proprement dit, ce sont plutôt deux albums que l’on a réunis. J’avais vingt chansons à ma disposition, et je ne savais pas quelles étaient les bonnes, lesquelles allaient le mieux sonner. On a décidé de toutes les enregistrées. Et lorsqu’il a fallu faire un choix, personne n’a pu trancher. Aujourd’hui, je peux vraiment prendre chaque disque et justifier la présence de chaque morceau, sans aucun problème. En général, j’arrive en studio avec douze ou treize titres. Tout simplement parce qu’une fois que j’en ai composés autant, mon cerveau se débranche automatiquement. Il se produit un arrêt psychologique. C’est encore arrivé cette fois, mais là, j’ai lutté, j’ai essayé de maintenir mon intelligence en éveil et j’y suis parvenu. Comme il me restait deux mois avant le début de l’enregistrement, je me suis dit : “Continue, continue et tu verras bien ce qui arrive”.
Vous pensez avoir progressé en tant que songwriter ?
Nick Cave : Oh oui. Pourquoi ? Tu ne trouves pas ?!
Vous écrivez et composez avec plus de facilité ?
Nick Cave : Ah non, pas du tout. Ce n’est pas parce que j’ai fait deux albums d’un coup que l’écriture est plus aisée. Même si ça a été un peu le cas cette fois car, pour les musiques, j’ai parfois collaboré avec les autres membres du groupe. Get Ready For Love, Nature Boy ou The Lyre Of Orpheus, entre autres, sont le fruit d’un travail en commun. En revanche, pour les textes, ce fut une autre paire de manches. J’ai énormément bossé. Je suis revenu maintes fois dessus. J’ai essayé de les simplifier au maximum.
Nature Boy est sans doute le morceau le plus pop que vous n’ayez jamais composé…
Nick Cave : Et c’est bien pour cela qu’on l’a choisi comme premier single. Je sais, ça ressemble à un choix de maisons de disques mais sincèrement, c’était une décision commune. En fait, on est dans une situation étrange : on adore vraiment Mute. Et la réciproque est vraie. Je crois qu’il n’y a pas beaucoup de musiciens qui peuvent dire cela de leur label. Chez eux, c’est la vieille école. Ils ont cette conviction surannée qu’un groupe sait faire preuve de sagesse et d’intelligence… Nous avons écrit ce morceau en studio. On jouait tous ensemble et l’on trouvait que ça sonnait vraiment bien. On a immédiatement décidé de le garder car l’idée principale de ces deux disques était aussi d’ouvrir le monde des Bad Seeds. On ne voulait s’empêcher certaines choses parce qu’elles dépareillaient avec le reste. Au contraire…
Cela signifie qu’auparavant, vous vous imposiez certaines restrictions ?
Nick Cave : Pas exactement… Maintenant, il est à peu près certain que, si j’avais écrit seul de mon côté un truc comme Nature Boy, personne d’autres dans le groupe n’aurait jamais entendu ce morceau. Mais comme tout le monde était là et enthousiaste… Que les choses soient claires : moi, Nick Cave, j’aime beaucoup cette chanson, son côté pop seventies à la Cockney Rebel. De toute façon, il serait ridicule de ne pas mettre un titre sur un album pour la seule raison qu’il est trop accrocheur, non ? Bon, maintenant, ce n’est pas pour ça qu’on l’entendra à la radio. Les Bad Seeds ne passent pratiquement jamais à la sur les ondes… Mais je m’en moque. Mieux, je trouve que ce n’est pas plus mal : il n’y a rien de plus embarrassant que d’allumer la radio et m’entendre.
Quel est le membre des Bad Seeds dont vous vous sentez le plus proche, aujourd’hui ?
Nick Cave : Ces dernières années, je suis devenu de plus en plus proche de Warren, en tant que collaborateur et ami. Il s’est énormément impliqué dans les Bad Seeds. J’ai une entière confiance en lui. La musique, c’est toute sa vie. Quand il découvre de nouvelles chansons ou de nouveaux groupes, il t’appelle et t’en parle pendant 20 minutes. Il a une collection de disques incroyable, qui englobe tous les genres. Il a une attitude très rafraîchissante, et il a gardé une innocence…
Et vous, vous êtes encore capable d’écouter une chanson ou un disque avec cette même innocence ?
Nick Cave : Hum… Mon métier est d’écrire des chansons. Alors, quand j’écoute de la musique, je fais attention à tous les détails, je me demande toujours comment cette personne a réussi à faire ça, pourquoi elle a choisi tel changement d’accord. Donc, mes écoutes sont conditionnées par ma profession, je ne peux pas l’éviter. C’est frustrant, quelque part. J’ai le même rapport à la musique que mon ami John Hillcoat a avec le cinéma (ndlr. réalisateur australien avec lequel les Bad Seeds ont souvent collaboré. D’ailleurs, Nick Cave vient d’écrire le scénario de The Proposition, un western australien qu’Hillcoat est en train de tourner)… Si l’on devait partir sur une île déserte, lui ne prendrait que des disques, et moi, que des films. Je suis un gros consommateur de vidéos et DVD. je passe des journées entières à en regarder. J’adore ça, et je suis bien incapable d’avoir une quelconque vision analytique… Au fait, j’allais oublier : j’abhorre la musique d’ambiance, celle que l’on peut entendre dans les restaurants ou les bars. Ce devrait être banni de ce monde. Maintenant que j’y pense, le seul endroit où je peux apprécier de la musique sans arrière-pensées, c’est en voiture. D’ailleurs, j’ai toujours pensé que les journalistes devraient écouter les disques dans une bagnole pour écrire leurs papiers.
C’est embêtant : je n’ai pas le permis.