C’est l’automne 1993. La Nouvelle Orléans est enveloppée par une chaleur bien éloignée des premiers frimas européens. Il y a un mois que Depeche Mode a commencé sa tournée nord-américaine, une contrée qui a mis plus d’un genou à terre face au quatuor de Basildon depuis la fin des années 1980, le succès sur le tard de Music For The Masses, le documentaire de Pennebaker, 101, et le coup de grâce donné par un album au dessus de tout soupçon, Violator. Le photographe néerlandais Anton Corbijn a aussi métamorphosé le quatuor, avec ses vidéos et ses photos en noir et blanc, gros grains à l’appui et nouvelle sobriété vestimentaire – ce qui n’a pas toujours été le cas, en particulier lors de la période berlinoise et son cuir bon marché. La Nouvelle Orléans, donc. Un stade couvert, sorte de Palais Omnisport de Bercy local (on dit Accor Arena maintenant, je crois), plein à ras bord de jeunes gens, filles et garçons qui pourraient pour la plupart tout droit sortir d’un roman de Brett Easton Ellis et qui commencent par se précipiter sur le merchandising – programme de la tournée, tee-shirts, sweat-shirts, mugs, à l’effigie de Songs Of Faith And Devotion.
Accompagné par le représentant en France du label Mute, Bruno Rossignol (qui est aussi un ami du groupe), j’ai hérité d’un pass « All Access ». Je suis en reportage pour Rock & Folk car les quatre Anglais ont eu l’idée saugrenue de sortir en version live l’album susmentionné – en respectant l’exact ordre des titres de la version studio… 1993 et de l’intérieur, Depeche Mode ressemble à une micro-société où l’on croise des gens aperçus sur grand écran – Maggie Mouzakitis, l’une des fans de 101, s’occupe des relations médias –, des grands frères de… – Daryl Bamonte, ainé de Perry, le guitariste émacié de The Cure –, des techniciens qui s’affairent pour monter et démonter une scène imaginée par Corbijn. Il y a des loges privées, une loge commune pour l’après-concert, des limousines pour les trajets hotel-salle, un paquet de semi-remorques, des discours en avance sur leur temps – “L’important, c’est de contrôler le merchandising : le groupe gagne beaucoup d’argent par ce biais-là… On a calculé qu’en moyenne, un fan sur deux achetait quelque chose. Et dans une salle de 14 000 places qui affiche ‘complet’, ce n’est pas rien”.
1993, toujours. c’est l’année de la métamorphose définitive pour Dave Gahan, anciennement chanteur à la tête de jouvenceau mal dégrossi et aux pas de danse un peu gauches métamorphosé en Christ version Hell’s Angels, cheveux bruns et longs, tatouages assumés et les drogues en guise de nouvelle amitié. À cette époque, Gahan a fait plus que jouer avec le feu. Ce soir-là, d’ailleurs, il ne finira pas le concert, victime d’un malaise sur le dernier morceau du set, In Your Room – problème cardiaque pour dire les choses poliment, overdose pour les dire un peu plus crûment – et transporté d’urgence à l’hôpital. Le groupe en version duo – Alan Wilder au piano, Martin Gore au micro – improvise un rappel, dont la pertinence du titre fait presque froid dans le dos : Death’s Door. Comme à plusieurs reprise dans ces années-là, Gahan en réchappera – “Je suis un miraculé” : j’ai le souvenir de cette confession en une d’un hebdo anglais peu de temps après cet incident – et dès le surlendemain, donnera le « la” à Houston…
Alors voilà. Que Depeche Mode soit encore une réalité en 2023 relève du presque surnaturel – de ces années noires où la vie du chanteur ne tenait qu’à un fil (ou une aiguille) aux tensions récurrentes entre Gahan et Gore, pris dans une relation amour-haine– souvent sauvée par l’autre membre originel, Andrew Fletcher –, du départ précipité du cerveau du premier album, Vincent Clarke à celui du laborantin sonore Alan Wilder. Et plus encore : que Depeche Mode soit encore une réalité et réduit à un duo formé par ses deux leaders peut presque dépasser l’entendement. À la disparition soudaine de Fletcher – sans doute celui dont on pensait qu’il survivrait à tous ses comparses (qui ont mis derrière eux depuis longtemps leurs années de bamboche, mais qui ne lésinaient vraiment pas alors) –, beaucoup ont entrevu une seule issue : la fin d’un groupe dont la popularité interplanétaire glanée presque trois décennies plus tôt se maintenait au gré d’albums de très bonne facture et de tournées toujours jouées à guichets fermés. Mais les deux mentors ont pris la décision de continuer. Continuer d’écrire une histoire complètement rocambolesque, celle d’une formation synthé-chic à laquelle on prédisait une vie éphémère, que même le nom emprunté à un magazine français disparu il y a 20 ans semblait annoncer. Ils ont décidé de continuer et même mieux que ça.
2023, depuis quelques semaines à peine. Depeche Mode revient avec un single qui est sans doute son morceau le plus fédérateur imaginé depuis vingt trente ans. Car des hits qui se fichent droit au cœur et dans la tête, de ceux qui déchainent les passions (au hasard, Never Let Me Down Again, Enjoy The Silence, A Question Of Time…), le groupe n’en a peut-être plus écrit depuis (trop) longtemps – même si Precious en 2005 a pu faire illusion. Le 14 février dernier, sous le bleu d’un ciel que Miró n’aurait pas renié, Ghosts Again s’est imposé comme une évidence, celle d’une résurrection – et je crois que les images du clip signé Corbijn, en référence au Septième Sceau de Bergman où le “héros” défie la Mort aux échecs, en disent long sur ce qui a mené les survivants jusque-là. Il y a les chœurs de Martin Gore qui double la voix grave de Dave Gahan, ce crooner pop moderne (© RPM canal historique, ne jamais l’oublier) revenu de tout, les boucles électroniques et la rythmique d’une précision clinique, il y a la mélancolie qui se porte en étendard, la mélodie d’une évidence diabolique. Et puis, il y a ces riffs de guitare qui font comme tourner la tête, entêtants et familiers, avec cet air de déjà entendu mais on ne sait plus où, ni quand, ni avec qui…
Jusqu’au moment où grâce à un reprise fieldmicesque signée de l’incontournable projet de Glenn Donaldson, The Reds, Pinks & Purples, j’ai appris que ce morceau n’était pas l’œuvre du seul Gore, ni de Gahan, ni du duo. Ce titre – et une poignée d’autres présents sur le nouvel album Memento Mori, qui, lui, s’avère plutôt décevant–, a été coécrit par Richard “Rep” Butler, le leader de The Psychedelic Furs, l’un de ces groupes britanniques qui s’est brûlé les ailes à vouloir vivre trop intensément le rêve américain dans les années 1980 avant de revenir de ses excès, profil bas mais albums de bonne tenue… Disciple de Bowie à la voix éraillée et aux gestuelles habitées, Butler a cosigné pour son groupe des hits qui ont fait un pacte avec l’éternité, que ce soit Pretty In Pink ou Love My Way – sa rythmique hypnotique, comme sœur jumelle de celle de Ghosts Again –, qui n’en finissent pas de faire tourner les têtes – je le sais mieux que quiconque, ma fille de 15 ans écoute ces chansons-là sans que je lui ai imposé quoi que ce soit. Il y a aussi Heaven, auquel renvoient plus d’une fois les riffs du nouveau single de Depeche Mode – des riffs comme joués au ralenti, comme s’il fallait conjuguer le passé au présent. Heaven, donc. Comme ce Ciel d’un film de Capra, ce cielqui peut attendre. Mais pour combien de temps encore, même si les désormais rescapés de Depeche Mode sont revenus de tout. Et souvent de loin.
Super article !!
Merci…